Ils vivent sans Internet… en 2018 – Check

Ils vivent sans Internet… en 2018

12 mars 2018

Check

Un Dieu Shiva numérique, voila comment on pourrait qualifier à peu près n’importe quel jeune d’aujourd’hui. Toujours “online” pour alimenter sa vie sur les réseaux, parlant à ses amis sur Facebook, postant les moindres moments de sa journée sur Snapchat ou son déjeuner sur Instagram. Mais dans ce bordel, certains ont fait un autre choix: se déconnecter… totalement. Portrait de deux individus qui ont choisi de vivre sans aucune identité virtuelle.

Max, 30 ans, l’idéaliste

C’est un début de mois curieux, entre deux averses, l’impression de vivre quatre saisons en l’espace d’une seule journée. Ce jour-là, le ciel s’est vêtu de son gris le plus sombre. La pluie tombe sans arrêt sur le pare-brise de la voiture malgré le balai incessant des essuie-glaces. À travers la vitre, les habitations se font de moins en moins nombreuses et laissent place à des étendues de verdure et d’imposantes granges. Notre voiture s’enfonce de plus en plus dans la campagne, empruntant des petites routes sinueuses qui, sous la pluie, s’apparentent au scénario d’un mauvais polar. Au bout de cette route devenue un sentier, une éclaircie apparait dans la grisaille.

Á Jodoigne (Brabant wallon), entre les fermes et les épis de maïs: une surprenante yourte, l’habitation traditionnelle des nomades d’Asie centrale. Elle est de couleurs vives:  un toit rouge pétant et des murs en treillage bleu azur. Sous son imposante toile, prés du feu de bois, Max (prénom d’emprunt), trentenaire, dessine des crocodiles avec sa fille. La chaleur du lieu dénote avec l’atmosphère extérieure et c’est après l’ouverture d’une bière trappiste que la discussion s’amorce.

Max est informaticien dans une société high tech. Internet, il connait bien, au point de s’en méfier et de ne l’employer uniquement pour chercher un autre boulot:Au départ, j’étais énormément connecté. Quand Facebook est arrivé, je trouvais que c’était un outil formidable... je publiais et écrivais des articles pour sensibiliser mon entourage à la permaculture par exemple ; et les gens arrivaient à débattre ou t’envoyaient vers une autre information pour enrichir ton raisonnement“.

Marasme de narcissisme

C’est en 2008 que le réseau de Mark Zuckerberg commence son invasion en Belgique. Près de quatre ans plus tard, 6 millions de e-citoyens ont un profil Facebook, soit un peu plus d’un Belge sur deux. “Au fur et à mesure, j’avais de plus en plus de contacts mais j’avais l’impression que les gens étaient devenus blasés, qu’ils passaient de quelqu’un qui publiait une photo de déjeuner à un article sur la Syrie et que tout avait la même valeur“, explique Max entre deux (petites) gorgées de bière.

Ce qu’il voyait comme un outil d’apprentissage sest transformé peu à peu en un marasme de narcissisme, de publicité et de vie sociale exclusivement numérique. Il prend alors une décision radicale et se déconnecte du réseau.

“Je me rappelle avoir été invité par SMS à une réunion de retrouvailles d’anciens du secondaire. Une fois sur place, j’avais la sensation d’être la seule personne heureuse d’être là. Il y avait des gens que je n’avais plus vus depuis des lustres et qui m’expliquaient ce qu’ils étaient devenus. J’avais la sensation d’être un alien, parce que moi je redécouvrais ces personnes tandis que les autres étaient déjà au courant puisqu’ils suivaient leur vie sur Facebook“.

La pluie s’est quelque peu calmée, Max en profite pour se rouler une cigarette et aller en aspirer les quelques bouffées à l’extérieur. Le ton change, le regard se perd loin dans l’horizon : “Un jour, en me connectant, j’ai appris la mort d’un ami proche, je me suis pris ça comme une claque, c’était trop violent… ça veut dire quoi ? Qu’on devrait toujours être sur Facebook pour ne rien louper ? Bordel, la vie, ce n’est pas ça !  Moi je veux passer de vrais moments avec les gens que j’apprécie, débattre avec eux, rire !  Je ne veux pas rester chez moi amorphe devant un écran, assister à une vie qui se passe à l’extérieur“.

Téléphone dans le pot de fleurs

Il poursuit : Internet est au final un vaste réseau social où tout est imbriqué l’un dans l’autre, où l’on te facilite la vie en permanence.  Même plus besoin de bouger de chez toi pour acheter un livre, on te l’apporte dans ta boite aux lettres. Et comme tu disperses des tonnes d’informations sur Facebook, on peut même prévoir quels seront des futurs achats et ce qui est susceptible de t’intéresser. Mais ce n’est pas tout… tu as ton téléphone sur toi ?“

Une fois nos deux téléphones en main, il les dépose dans un de ses pots de fleurs et nous nous en éloignons :Je soupçonne Facebook d’avoir un rôle plus obscur, je pense qu’il est la merci des gouvernements et qu’à l’aide de faux profils, ils font passer des idéologies dans la société, qui sont ensuite relayées.  Cela crée sans cesse des oppositions, comme flics contre population, mais ça peut aussi permettre de surveiller ce que les gens disent dans des sous-groupes ou communautés“.

À l’image des crocodiles de sa fille, c’est la société actuelle et l’individualisme croissant qui l’empêchent de dormir. “Au lieu de faire son service militaire pour tuer l’autre, on devrait faire son service agricole pour aider l’autre. C’est-à-dire que durant notre vie, on  devrait rendre à la terre ce que l’on a consommé en produisant à notre tour“. Déjà, Max a commencé son petit laboratoire autour de son habitation. Ses petits bacs sont désormais garnis de courgettes, salades et tomates.

Retravailler la terre

“L’idéal c’est de trouver des gens avec qui tu peux échanger tes aliments contre ce dont tu as besoin. Si tout le monde faisait ça, on retravaillerait la terre, on créerait du lien social et on aurait plus confiance en l’homme“. C’est ça le cheval de bataille principal de Max, faire en sorte qu’un maximum de personnes se déconnectent de leur smartphone et d’internet pour se reconnecter à l’homme et à la nature. “Pour le moment, je lis énormément et je travaille sur un projet de société plus juste, où chacun remplirait un rôle pour l’humanité en plus de son travail. Si, par exemple, quelqu’un sur le chemin de son travail aide une vielle personne à se rendre aux courses, cela serait compris dans son temps de travail“, conclut-il une fois son verre de bière fini.

Lorsqu’on lui pose la question de ce que serait pour lui le réseau social de rêve. Il évoque une plateforme capable de mettre des personnes en relation, pour qu’elles échangent et partagent des informations, qu’elles se rencontrent au-delà de leur écran.  D’ailleurs, il ne compte pas continuer à travailler comme informaticien. Il cherche à se rapprocher de quelque chose qui épouse son projet de vie, celui d’un monde basé sur la solidarité et le partage des idéaux contraires au modèle dominant d’aujourd’hui.

Derrière les nuages gris, le soleil se couche, il est l’heure de mettre sa fille au lit. Ce soir, elle dormira avec un beau dessin de crocodile pendant que son papa réfléchira à changer le monde.

Antoine, 26 ans, le révolté

Aujourd’hui, le temps a décidé d’être plus clément, le soleil perce à travers quelques nuages. Dans l’air chaud de cette journée, la musique du marchand de glaces et les odeurs de viande grillée se propagent, signe d’une journée forcément réussie.  Ici, plus de granges et de fermes mais des petites maisons mitoyennes où, de temps en temps, vient se perdre une villa quatre façades protégée par des haies de châtaigniers et d’imposante grilles métalliques.  Nous sommes à Mont-Saint-Guibert, petit village du centre de la Belgique.

Dans une des rues principales du village se trouve une petite maison de briques rouges devant laquelle sont stationnées de grosses camionnettes aux écriteaux divers : Jardiniers & Paysagistes, Peintures & Rénovations. Dans le petit jardin de cette maison, Antoine (prénom d’emprunt) , 26 ans, passe les dernières couches de vernis sur le salon de jardin qu’il vient de construire à l’aide de palettes récupérées sur ses différents chantiers.

Franchement, ça a de la gueule !” se félicite-t-il devant sa création. Antoine vit de petits boulots depuis qu’il a quitté son travail où, dit-il, son patron l’exploitait. “D’ailleurs si l’ONEM vient sonner à ma porte je suis dans la merde“, rigole-t-il. Heureusement, Antoine habite en collocation et ici, l’entraide est de rigueur : “Par exemple si un coloc a un chantier, il me prend avec lui et je donne quelques coups de peinture ou alors je bosse dans les jardins“.

Tout le temps surveillés

Ses mains, il les utilise pour travailler la terre, faire des constructions et non pour aller sur internet. “Franchement, au tout début de Facebook, j’étais comme un fou ! Je partageais énormément de musique, je ne faisais pas réellement attention à toutes les informations que je laissais sur internet mais maintenant c’est fini“.  

L’élément déclencheur fût une discussion lors de ses vacances à Arras, en France, avec un publicitaire : “Le mec m’a dit texto qu’on était tout le temps surveillés. En gros, on observe ce que tu regardes et ce que tu achètes sur internet. Et on compare ton profil de consommateur avec une personne plus âgée que toi, qui achète des biens similaires, pour savoir quelle pub on peut placer sur ton Facebook, qu’est-ce qu’on peut t’envoyer comme pub sur ta boîte mail pour anticiper des prochains achats, tout ça pour faire du pognon !“.

Depuis cette discussion, Antoine n’accepte aucune carte de fidélité lorsqu’il fait ses courses, il a remplacé son smartphone par une « brique ». Il préfère aussi garder sa carte de vaccin en version papier : “Non mais c’est quoi ces conneries ? Si j’achète un médicament dans une pharmacie et qu’après on scanne ma carte, où vont les informations sur ma santé ? Des usines pharmaceutiques les récupèrent pour savoir quel médicament il faut mettre sur le marché ? C’est quand même flippant… “.

La théorie du réseau

Lorsqu’on lui parle des réseaux sociaux, Antoine en a quelque peu théorisé le profil de ses utilisateurs : “Tout d’abord tu as la maman qui aime tout et qui commente tout ce qu’elle voit. Tu as le déconneur, c’est le genre de mec qui va juste sur Facebook pour déconner, lâcher des blagues et publier des conneries. Ensuite l’informateur, genre le mec qui va publier des articles ou encore des pétitions et bien souvent les gens s’en foutent. Et pour finir les narcissiques, qui ne mettent que des photos où ils sont beaux et heureux ; avec eux, même une photo d’un croque-monsieur devient un objet d’art“. 

Antoine s’amuse de son classement avant de redevenir plus sérieux : “Le problème, c’est que les gens balancent tout sur ces réseaux et personne n’a l’air au courant que ta vie et tes photos appartiennent au final à Mark Zuckerberg ; et si t’as une bonne gueule, tu peux être utilisé sur une affiche publicitaire à l’autre bout du monde sans que tu ne sois jamais au courant“.

 Un autre aspect qui dérange profondément Antoine est l’impact énergétique de l’utilisation d’internet: “Moi je comprends pas pourquoi un site comme Facebook ne sensibilise pas les gens à cela, genre si on poste une photo sur un site on devrait savoir quel en est son cout énergétique.

Barbecue, bières et démission

Bien que la majeure partie de ses amis soient connectés et ne comprennent souvent pas bien son choix, Antoine est convaincu : “Je veux protéger ma vie, ne pas être bombardé en permanence par des publicités parce que y’a rien à faire : cette société, tout ce qu’elle veut, c’est qu’on achète et qu’on s’engraisse avec leurs produits de merde. Regarde, tu peux aller n’importe où dans le monde, même dans un désert, t’arriveras à trouver un parasol Coca-cola tellement les mecs sont partouts.

L’un des  colocataires d’Antoine fait irruption dans le jardin. Ses vêtements témoignent des couleurs employées lors de sa journée de travail. Antoine, demain j’ai du boulot pour toi !“. Quelques minutes après, le troisième larron de cette maison arrive lui aussi dans le  jardin: “Ce soir les gars, c’est barbecue et bières, je viens de remettre ma lettre de démission“. Les trois amis rigolent. Ce soir, il y a fort à parier qu’ils profiteront de cette douce soirée d’éte, assis dans le salon de jardin construit des mains d’Antoine, à discuter de la vie, de la vraie vie.

Robin Lecarte (auteur invité)

Crédits photos: Robin Lecarte

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