Lean Chihiro dévoile le secret de son jutsu !
29 octobre 2020
Triple Sept
Lean Chihiro est une jeune artiste parisienne qualifiant sa musique comme étant du “rap alternatif en anglais”. Héritière de l’âge d’or de Soundcloud et de la disparition des frontières sur Internet, au croisement d’inspiration comme la culture hip hop et la pop japonaise, l’artiste met en place un univers rempli de références dans son premier projet intitulé : Teenage Humanoid.
Quand j’avais 14/15ans j’ai découvert ce qui se passait sur Soundcloud, et donc la musique de Young Lean. C’est en me plongeant dans son univers que j’ai compris qu’il avait commencé chez lui, avec ses potes, sans l’aide de personne. J’ai trouvé ça trop cool et ça m’a donné envie de faire pareil. ça a vraiment été l’exemple d’une personne qui a réussi en commençant comme n’importe quel ados, tout seul chez lui. Quand j’ai vu qu’il a commencé à faire des concerts partout dans le monde, en ayant une fanbase très active, c’est ce qui m’a le plus motivé dans la musique à ce moment de ma vie.
Tu as sorti un clip en 360 degrés pour la sortie du projet, on y retrouve tous les éléments qui ont fait la gloire du style skyblog, avec des chats, des nokia 3310 et des écritures gothiques. C’est quoi ta relation avec internet ?
J’ai vraiment grandi sur internet, je suis très à l’aise sur un ordinateur, depuis que je suis petite c’est moi qui règle tous les problèmes informatiques à la maison. J’ai passé beaucoup de temps à surfer sur le net, à parler sur des forums, et ça joue beaucoup aujourd’hui dans mon univers visuel, parce que c’est comme ça que j’ai pu développer ma musique. Ça s’est amplifié avec le temps, parce que j’ai fait d’internet le lieu d’expression de mon art. C’est pour ça que j’essaye de mettre beaucoup de résonance électronique dans ma musique, au niveau des prods ou de ma voix.
Tu as 20 ans, ce qui est assez jeune par rapport à l’essor du net, c’est quoi ton premier rapport avec le monde ouvert qu’offre internet ?
J’ai commencé par aller sur internet pour jouer à des jeux, pas en ligne mais pour les télécharger. Après au fur et à mesure, les blogs youtube etc sont apparus. Je me suis beaucoup inscrite sur des forums et des blogs pour discuter avec des gens.
Tu étais super jeune à cette époque non ?
J’ai du avoir mon premier Skyblog à 7 ou 8 ans ouais. MySpace j’étais un peu trop jeune, ça m’intéressait pas trop. Je me servais beaucoup d’internet pour communiquer avec des inconnus, je voyais vraiment l’ordinateur comme un objet me permettant de parler à des gens qui se trouvaient de l’autre côté de la planète. En plus j’étais déjà à fond dans la culture japonaise à cette époque, et ça me permettait d’échanger sur ça avec des gens directement du Japon, parce que dans mon entourage c’était pas quelque chose que je ne retrouvais pas vraiment.
Mon anglais s’est amélioré au fur et à mesure, j’ai commencé à avoir des correspondants à Singapour ou au Japon vers mes 10 ans. C’est vraiment ce qui m’a fait comprendre que j’avais besoin de bien parler anglais pour pouvoir communiquer avec tout le monde.
Et si on s’éloigne de Yung Lean, qu’est-ce qui constitue la base de la pyramide de ta culture musicale ?
Je dois beaucoup à Erykar Badu et Lauryn Hill, je m’inspire beaucoup de ces deux femmes là. La pop culture japonaise a aussi une très grande place dans ma construction personnelle, et enfin la culture hip hop. Mes parents travaillaient dans ce milieu, donc j’ai été baignée dedans très jeune, ils étaient entourés et écoutaient beaucoup d’artistes français. Mais malgré tout il y avait déjà cette forte présence des Etats Unis dans ma culture musicale puisque tous les artistes qu’ont le plus écoutés mes parents, c’est des artistes américains de l’époque comme Wu Tang, 2Pac, DMX etc… C’est vraiment quelque chose qui a été très très présent dans mon enfance.
Ton père a été rappeur, vous avez une relation d’échange dans ce domaine ?
Un peu, mais il a vu que quand j’ai commencé, je voulais faire de la musique seule, de mon côté sans l’impliquer. Il a toujours suivis ce que j’ai fait, et il kiffe, on en parle de temps en temps mais il me laisse ma liberté et mon intimité. On reste chacun de notre côté, parce qu’il sait que si j’avais eu besoin qu’il m’aide je lui aurait demandé.
La deuxième référence présente dans ton nom de scène c’est “le voyage de Chihiro”, qu’est ce qui te parle particulièrement dans ce film ?
Dès que j’ai découvert les Miyazaki j’ai eu une sorte d’obsession à travers ces histoires, ces personnes et surtout ces jeunes filles qui se retrouvent très souvent au centre du scénario. C’est une des rares oeuvres culturelles qui permet justement à une jeune fille de se sentir représentée. J’ai mis du temps à le comprendre.
Le voyage de Chihiro, c’est le film qui m’a le plus marquée, parce qu’il est limite traumatisant pour les gosses, tu comprends pas trop ce qu’il se passe, ce qu’on t’envoie comme information. Moi je l’ai interprété comme une petite fille qui se retrouve sans ses parents et qui doit se débrouiller. Elle se met à travailler pour elle même et est obligé de grandir plus vite pour pouvoir sauver ses parents. Elle se retrouve dans une détresse psychologique pendant tout le film, elle est bloqué dans un univers dont elle ne connait rien, il y’a vraiment plein de manière d’interpréter ces films. Je me retrouve vraiment dans cette petite fille qui était perdue et qui a dû se battre pour s’en sortir, c’est quelque chose qui m’a vraiment marqué. Il y a beaucoup de choses qui se passent sans qu’on ait de réelles explications.
Avant de choisir ce nom de scène, comment tu es tombé dans la musique et dans la création de tes propres morceaux ?
J’ai tout fait toute seule, au début je me suis donné les moyens seule. J’ai toujours su que je voulais faire de la musique, avant que je commences à poster mes propres sons, j’ai eu pas mal de visibilité sur Soundcloud avec une reprise de « 3005 » de Childish Gambino, qui avait hyper bien marché, et une d’ »Alright » de Kendrick Lamar.
J’ai commencé à être en contact avec des gens dans le monde entier, j’étais trop contente. Après ma mère m’a acheté un micro pour mon anniversaire et j’ai commencé à faire mes propres morceaux. Je récupérais des prods sur Soundcloud, je posais ma voix dessus et je postais après. Au début je faisais vraiment ça pour m’amuser mais c’est rapidement devenu une passion, je passais des heures à essayer de mixer mes sons. En grandissant je me suis dit qu’il fallait commencer à faire les choses proprement donc j’ai booké ma première session studio et je suis parti enregistrer “Summer Hunter”. C’est à partir de ce moment que la musique, c’est devenu sérieux dans ma vie.
Une de tes principales caractéristiques c’est que tu t’exprimes en Anglais dans tes morceaux, pourquoi tu as choisi cette langue ?
Moi je voulais vraiment me dire que des gens partout dans le monde pouvait s’identifier à ce que je disais. C’est vraiment ce qui m’a marqué au début dans la musique, c’était d’où venaient les gens qui écoutaient mes morceaux, je trouvais ça incroyable que quelqu’un qui habite à l’autre bout du monde pouvait aimer ma musique.
Est-ce que tu trouves par moment que tu es limité lyricalement avec l’anglais ou qu’au contraire ça te soulage d’un poids en ajoutant une barrière entre ton personnage et ton identité civile ?
C’est aussi ce côté qui m’a intéressé, de rajouter un voile par dessus ma vraie personne quand je fais de la musique ou des scènes. Je pense vraiment que je me sentirais toute nue si je chantais devant des gens en français, je me sens super timide par rapport à mes paroles.
Une de raison pour lesquelles je voulais pas faire de musique en français c’est que je suis une littéraire, j’adore les livres, ce qui veut dire que je n’aime pas déformer la langue française. J’ai pas encore trouvé la manière de profiter au maximum de la beauté de notre langue, j’ai pas encore vraiment trouvé comment je voulais l’exploiter.
Est ce qu’aujourd’hui tu trouves que c’était un bon move ? Parce que y’a toute une génération d’artistes parisien qui ont fait ce choix, mais qui sont difficilement identifiable comme appartenant à la culture parisienne
C’est vrai que c’est un problème, mais je le comprends. Parce que je fais partie de la scène parisienne, de la scène française mais pas de la scène francophone. Je comprends que ce soit difficile de me mettre dans une case, même si c’est quelque chose qu’il faut arrêter.
Je le ressens pas trop non plus, parce que je suis beaucoup entouré de gens qui font partie de la scène parisienne, c’est plus au niveau des playlist, par exemple “rap fr” on peut pas me caler dedans, parce que je fais pas de rap français.
Dans le morceau “Nuit” avec Captaine Roshi, tu fais un couplet en français, c’est un exercice que tu pourrais refaire ?
Roshi, je l’ai rencontré en 2015/2016, à l’époque où on commençait tous les deux à faire du son. C’est vraiment un des seuls mecs que j’ai rencontré à cette époque avec qui je suis toujours proche. On voulait travaillé ensemble depuis des années, ça ne s’était jamais fait, on a tous les deux bossé à fond de notre côté. Quand je lui ai dit que je taffais sur mon projet on a fait trois sessions ensemble. La première était le jour de son anniversaire, ça m’a beaucoup touché qu’il vienne bosser ce jour là.
C’est ma première collaboration avec un artiste francophone, et j’ai voulu essayer de caler quelques phrases en français, ça me fait du bien de m’entendre chanter dans cette langue. C’est comme recommencer tout au début parce que je dévoile quelque chose de nouveau.
Tu es très jeune, mais tu as l’air de plus reprocher aux gens qui t’entourent de pas avoir grandi, tu te sens en décalage ?
Enormément, quand j’étais petite j’étais une enfant particulière, j’avais pas les mêmes centres d’intérêts que le reste des enfants, j’avais plus de recul sur les choses. En grandissant j’ai toujours eu un décalage avec les gens autour de moi, j’ai toujours eu des amis plus vieux que moi depuis presque toujours, déjà à l’époque des forums quand j’avais 8 ans je parlais avec des jeunes filles de 16/17ans. Ce qui s’est passé dans ma vie a fait que j’ai grandit plus rapidement que les autres.
Mais je garde un côté enfantin dans mon univers qui contraste beaucoup avec le recul que j’ai sur les choses.
Tu parles justement beaucoup du regard des gens, « comme si tu avais tuer leur femme », est-ce que c’est quelque chose qui plus jeune t’as touché ? Ou tu as toujours été très libérée sur ton image?
La mode c’est le premier truc qui m’a intéressé dans la culture Japonaise, je voyais des gens s’habiller d’une certaines manière et personne ne leur disait rien. En grandissant j’ai pu faire ce choix, parce que j’ai fait l’expérience du regard des gens avant même de me laisser aller vestimentairement parlant. C’est au lycée que j’ai compris que chacun faisait sa vie, et que je m’étais restreinte pendant des années. Que la plupart des gens qui pourraient me juger je ne les reverrai jamais. C’est à partir de là que je me suis teins les cheveux en rose et que j’ai commencé à assumer mon style.
« Everytime I go outta my house
People look at me like I killed
Their wives
Is it my face or it might be their eyes »
C’est quelque chose que tu as complètement dépassé aujourd’hui ?
Non, parce que quand je sors dehors je me prends forcément des remarques, que ce soit positif ou négatif mais des fois on a juste envie de vivre sa vie tranquille. Souvent quand les gens voient quelqu’un de différent, ils prennent ça pour une invitation à donner leur avis, et pourtant je trouve pas que j’ai un style vraiment extravagant.
Justement, c’est quoi l’histoire de ce projet ? Quand est-ce que tu as commencé à travailler ces morceaux ?
Je pense que le plus vieux texte du projet date de 2017, je dis beaucoup que ça représente la partie de ma vie de la transition de l’adolescence à l’âge adulte, parce que c’est à ce moment là que j’ai écris ces paroles, quand j’étais tiraillée entre ma vie de jeune avec mes potes et le début des obligations que peut avoir un adulte. J’ai réellement commencé le projet en 2018, et c’est aussi pour ça que j’avais hâte de le sortir, pour aussi pouvoir passer à autre chose, me libérer de ce que j’avais pu créer dans le passé.
Chaque morceau débute par le tag de ton beatmaker “Isho a la prod tout est frais”, tu peux m’en parler un peu ?
C’était même pas mon but de base de faire tout le projet avec Isho, mais il y avait une telle alchimie que c’est venu naturellement, ça m’a beaucoup plu de pouvoir travailler avec quelqu’un qui pouvait explorer un grand nombre de sonorités différentes. J’ai voulu voir comment, avec le même producteur, je pouvais apporter quelque chose de nouveau à chaque titre.
Tu parle beaucoup de gagner de l’argent, est ce que c’est vraiment un besoin que tu veux combler ou ça fait partie de l’héritage de la culture rap et du hustle ?
Je pense que même si c’est quelque chose dont mes parents faisaient preuve, c’est quelque chose que j’ai hérité parce que c’est en faisant moi même que j’ai réalisé l’importance des choses en fait. Ça a été vraiment un accomplissement pour moi très jeune de pouvoir me dire j’ai pu faire ça, juste parce que je m’en suis donné les moyens. Aujourd’hui avec les outils qu’on a, tout est possible, mon but c’est vraiment d’encourager les gens à croire en eux même parce que personnellement si j’avais pas pris certaines initiatives j’en serai pas là aujourd’hui.
C’est quoi justement le « leanjutsu » ?
C’est toute une énergie, j’ai utilisé ce terme parce que dans mes sons je dis souvent que je vis ma vie et que beaucoup de personnes trouvent ça trop cool, alors que je suis juste moi même. Mon flow, mon style, ma manière de penser et d’aborder les choses pour moi c’est ça le Leanjustsu, une sorte de je m’en foutisme et vouloir se plaire à soi même en se donnant les moyens d’y parvenir. Chacun a son propre jutsu, il faut juste travailler pour le perfectionner et atteindre ses objectifs.