Voilà pourquoi les rappeurs sont les plus grands romantiques – Check

Voilà pourquoi les rappeurs sont les plus grands romantiques

27 septembre 2018

Vincent Schmitz

Avec la sortie de “Bisous” en avril dernier, le producteur Myth Syzer a concrétisé en un album ce qu’on savait déjà: le rap français veut plus que jamais du câlin, des caresses, des baisers dans le cou et des papillons dans le ventre. Plus récemment, Jazzy Bazz titre “Sentiments”, fait rimer Leticia et Lutetia et parle “Parfum” parce que ça ne sert pas à qu’à casser du crâne. Caballero & JeanJass eux viennent de signer un clip magistral avec “A2”. Et en décembre, A2H sortira “L’amour”, parce qu’il aime les nudes mais surtout parce qu’il a le “blues, mon amour.




Non que ce thème n’ait jamais été abordé mais elles étaient rares, jusqu’à peu, les chansons qui évoquaient des histoires de cœur en elles-mêmes, et pas au détour d’une punchline ou d’une posture de séducteur viril au sang froid. Au-delà d’une sexualité masculine souvent dominante, de la galipette et/ou de la bitch, on entend aussi le rap conter fleurette, amour contrarié, nostalgie des premiers frissons, romantisme (du ghetto ou non), et manque de l’être aimé…Plus qu’avant, sans doute, mais depuis longtemps (et 80 chansons dans la playlist ci-dessous), au moins pour six raisons.

Parce qu’ils font de la chanson

La chanson française, que l’on résumera par “plus littéraire” que ses enfants variété et pop, a un thème de prédilection: l’amour. Ca tombe bien, on (re)parle beaucoup (trop) des nouveaux liens entre chanson française et rap. Surtout du côté des chanteurs influencés par le hip-hop et ses recettes de production. Un fait pas si récent, pourtant: Benjamin Biolay avait déjà fait appel en 2009 à Clément de AnimalSons pour son double chef d’oeuvre “La Superbe”. Pour éviter de parler encore de Eddy De Pretto (tout est dit ici), focus sur l’autre côté de la barrière.

Entre la FF et la mixtape qui “niquent la musique de France” en 1998 et Youssoupha qui proclame en 2015 que “c’est nous la chanson française”, on retrouve notamment les compilations hommage “L’Hip-Hopée” en 2000 et “Hexagone 2001”. Renaud, Brel, Aznavour, Cabrel… de la chanson française réaliste, voire contestataire, et dite “à texte”. Un lien évident entre ces deux cousins, qui restait diffus, par le sample (comme Rocca avec sa prod’ Michel Berger déjà en 1997 ou Booba sur une boucle de Renaud en 2006), la reprise ou la citation, comme si cela devait rester une influence externe.

MC Solaar, lui, a davantage revendiqué cet héritage en samplant Gainsbourg et en invitant Charlotte dans le clip Séquelles. Avant cela, le rappeur préféré de ta maman livrait le vibrant “Caroline” en 1991, l’installant sans doute comme le premier rappeur français à transformer une histoire d’amour en classique hip-hop. Il sera aussi le premier qualifié d’héritier de Gainsbourg/Brel/Ferré (la sainte trilogie) par les médias généralistes soucieux de faire rentrer quelques-uns de ces jeunes sauvageons dans leurs codes, en les récupérant par le tropisme du “c’est pas vraiment du rap (alors, ça va)”.




Claude MC n’est pas le seul à assumer un héritage chanson. Pour Starflam en 2001, l’amour suze avec l’invitation (alors osée) à Arno. Plus confidentiel pour le grand public mais figure de proue de “l’âge d’or” du rap français: le Black Jacques Brel, auto-proclamé cette fois (et bien avant Stromae). En 1998, le poétique Oxmo Puccino traite en effet jalousie et fantôme de la séparation à venir pour oser gratter les sentiments amoureux avec “Le jour où tu partiras”. Dans l’album “L’arme de paix”, onze ans plus tard, “Quitte-moi” et “J’te connaissais pas” balancent notamment, larme à l’oeil, la fatigue dépasse l’amour. Black Jacques Brel, il nous avait prévenus.

Outre le jeune groupe GLGV qui assume de La Bohème à Partenaire Particulier et même Comment te dire adieu, ces derniers mois, tout s’est emballé: oups, Lomepal l’a touchée dans le coeur et affirme clairement lorgner du côté de la chanson en multipliant les live acoustiques quand Orelsan avait un p’tit diable sur son épaule, mais maintenant, il a sa tête sur son épaule. Odezenne traverse de plus en plus les territoires poétiques de l’amour, quitte à défier les heureux et Veence Hanao a trouvé sa Mélusine quand Roméo Elvis répond à de drôles de questions, transpercé par son sourire. Si ce n’est pas la vraie nouvelle chanson française, on vous laisse Eddy De Pretto.




Parce qu’ils copient le rap américain

L’année 1991 de “Caroline”, un groupe beaucoup plus sulfureux que “Laarso”  se la joue love, par la voix de Stomy Bugsy. Sur le premier album du Ministère A.M.E.R, le “gangster d’amour” lance un SOS: ce mec là a besoin de tendresse. Mais version ghetto. N’oublions pas que les rates aiment les lascars, surtout quand ils mettent la tête dedans.

Une réponse à LL Cool J qui, dès 1987, fredonnait “I need love” (I wanna kiss you, hold you, never scold you, just love you, suck on you neck, caress you)… Si les Etats-Unis, peut-être davantage désinhibés par leur héritage soul, ont rapidement le coeur grenadine, la France devra attendre Lorie en 2002 pour nous dire la même chose en français. On mettra de côté le pompage en règle de Benny B (toujours en 1991) avec “Dis-moi bébé”.




Ja Rule ou Fat Joe avec Ashanti, Mya et Jadakiss, Allure et Nas, Mariah Carey et Busta Rhymes… au début des années 2.000, les chanteuses R&B et les rappeurs américains se répondent dans des histoires d’amour fredonnées. De quoi inspirer Eloquence et Kayliah, Soprano et Kanya Samet ou encore Menelik et Imane D. Rayon inspiration, on peut aussi se rappeler de Don Chao et Zaho mis en scène façon Bonnie & Clyde dans le clip de “Lune de miel”, cinq ans après le titre de Jay-Z et Beyoncé.

https://youtu.be/sf6NSsknyQI

Parce qu’ils font de la variété

Les oreilles et les yeux hip-hop ont beau être tournés vers les States, et les parents parfois originaires d’autres pays, la France – et donc la Belgique francophone – ne sont même pas des terres de rock. Elles sont des territoires hantés par cinquante ans de chanson et surtout de variété, son enfant moins présentable et surtout encore plus romantique, tendance niaise. A la radio, à la télé, dans la stéréo des parents, dans la voiture de tantine….

En 1996, Doc Gynéco trolle le hip-hop avec sa “Première consultation” sur un disque rose, dans lequel il demande notamment de le “classer dans la variet”, réponse claire à “la variet’ nous prend la tête” de NTM trois ans plus tôt. Il est évidemment aussi beaucoup question de femmes dans cet album… mais surtout pour leur anatomie. Jusqu’en 1998 où, dans un single en forme de déclaration d’amour pour “sa salope à lui”, le rap de Doc Gynéco sent la fleur pour prendre à rebours tous les codes de la rue.




21 ans plus tard, au JT de TF1, Maître Gims, en plein carton avec le chanteur Vianney, affirmait sans ciller derrière ses lunettes noires que le “rap, c’est la nouvelle variété”. Du pain béni pour ceux qui considèrent le rap comme la bande-son d’un abrutissement général mais qui sont prêts à accueillir ceux qui utilisent dorénavant les mêmes codes connus et ne se soucient “plus de faire la révolution; pas comme ces voyous avec des bagouzes qui faisaient des gestes impossibles avec leurs bras et qui voulaient tout péter,” dixit Yann Moix qui nous offre un nouveau cours de rap dans l’affreuse émission “On est pas couché”.

Parce qu’ils font de la pop

Il y a la variété de papa/maman mais il y a pire, pour un amateur éclairé de hip-hop né avant 1990: la pop. Qu’elle soit américaine, hispanique, italienne ou française. Comme tout le monde, les rappeurs francophones l’ont pourtant toujours subi, au moins indirectement, pour le pire et pour le meilleur. Teki Latex avait osé dès 2007 avec son “Party de plaisir” en invitant Lio; il avait raison trop tôt (comme souvent). A la même période, son cousin Cuizinier balance trois volumes de “Pour les filles”. Une trilogie ode aux femmes, entre machisme et lettres d’amour sur sample de Herbert Léonard, ce qui lui vaudra une improbable réponse de Yelle qui lancera sa carrière.

Mais ce qui est nouveau, c’est que c’est dorénavant assumé. Plutôt logique: la pop est devenue un hybride mondialisé et une partie du rap, la pop d’aujourd’hui. C’est le genre qui domine les premières places des charts et émoustille les jeunes. Quoi de plus universel que l’amour pour toucher le plus de monde possible? Avec des “Bisous” très french eighties, Myth Syzer l’a bien intégré et réunit un incroyable casting pour des pépites comme “Le Code”, “Coco Love” (avec le sample du “Lait de coco” de Maya) et “Sans toi”.




“J’étais lassé du rap, j’en avais marre de la trap, des rythmiques à la Roland TR-808. Du coup je me suis mis à écouter complètement autre chose comme de la chanson française notamment Daho, Voulzy, Lavilliers,” explique le producteur. Résultat: une sorte de nouvelle carte de visite de la pop francophone actuelle, qui réunit des chanteuses hype éthérées comme Bonnie Banane, Clara Cappagli ou Loulou Zouaï mais aussi Roméo Elvis, Jok’Air ou Ichon et même Doc Gynéco.

Avant lui, on peut se rappeler de Disiz, qui a rapidement exploré d’autres terres musicales et thématiques, et récemment offert une déclaration d’amour resplendissante sur “Marquises” et des regrets lubrico-nostalgiques sur “La fille de la piscine”. Depuis sa fugue de la MZ, Jok’Air enchaîne les titres salaces mais aussi romantiques, répétant inlassablement tu me manques ou oh mon bébé. Même le rude Damso s’essaye avec succès à la pop mondiale avec une histoire d’amour compliquée sur l’entêtant et bien nommé “Macarena” quand son pote/producteur Krisy se la joue “jeune Julio” qui dit bye aux hoes vers son “Paradis d’amour” car quand il parle des femmes, c’est parce qu’il n’aime que la sienne.

Quand il évoque ses envies de collaboration, Nekfeu cite pêle-mêle Noir Désir, Vanessa Paradis ou Christine and The Queens. Lomepal (décidément) déclarait dans le même ordre d’idée: “Même des gars comme Booba commencent à s’ouvrir à des choses qui ressemblent à de la variété. Ils sont un peu partout ceux qui essaient de faire les choses à leur sauce. Ils ressemblent à des hybrides de styles musicaux qu’on connaissait déjà, mais mélangés au rap. C’est très intéressant. Les codes, au final, on s’en fout : ce qui compte, c’est faire de la bonne musique.




Parce qu’ils font du R&B

Qui entendait-on au refrain de “Le jour où tu partiras”? K-Reen, évidemment. Avec Assia, elle dominait l’exercice “refrain chanté sur l’obligatoire morceau doux de l’album” entre les années ‘90 et 2000. C’est la grande époque où le rappeur délègue la partie sentimentale à une chanteuse R&B, les deux mondes se côtoyant avec plaisir sans tout à fait se mélanger. On la retrouve aussi avec Def Bond pour la BO de “Taxi”. Un dialogue in love pas encore adulte entre une demoiselle amoureuse et un jeune homme qui l’est aussi, mais qui préfère quand même les sièges en cuir de son auto.

Matt Houston tentera bien d’installer son R&B de rue avec à la fois la validation de rappeurs street et le fanatisme de jeunes filles en émoi mais il est trop tôt. Aujourd’hui, Hamza est-il un rappeur ou un chanteur? Les rayons R&B et rap ont fusionné, les chanteurs rappent et les rappeurs chantent, plus besoin de déléguer le refrain fleur bleue. L’explosion de l’autotune n’y est pas étrangère, décomplexant ceux qui ne savaient pas pousser la chansonnette et multipliant le champ des possibilités. La structure des morceaux s’en retrouve moins figée, la créativité explose et les rappeurs se laissent aller sur des chemins roses moins explorés. Jusqu’à ce qu’on appelle en termes barbares “pop urbaine” ou “rap zumba”.




Parce qu’ils sont nés dans le ghetto mais aussi à l’hosto

La colère et la frime, le spleen et la feinte traversent plus facilement les bouches des MCs que les sentiments amoureux. On note d’ailleurs clairement une baisse d’attention pour la peine de coeur entre 2005 et 2015, où la tendance est grise building, puis trap plus ou moins absurde. A repousser les yeux doux, ils se sont mis au pe-ra…mais que l’on parle rap conscient, rap hardcore ou rap de rue… même les plus engagés, les plus virils ou les plus ghetto ont un petit coeur qui bat. Si l’on met de côté l’amour pour sa maman, le hip-hop, l’argent, les filles faciles et les frérots, on peut noter plusieurs armures viriles egotrippées qui se fendent, derrière les je dis bye à ma meuf, main aux seufs, pas de patin, les choses simples comme ton cul sur ma bite les tout ce qui faut où il faut quand ça fait oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh.

Booba s’y essaye par-ci par là au détour d’une grosse punchline et via l’auto-tune, qu’il adopte dès 2008. Il avait ainsi laissé son cœur ouvert dans “Validée”, et en panne sèche dans “Scarface” mais le boule reste un paramètre non négligeable pour le faire tomber en amour. Son ex-acolyte Ali ose au contraire laisse totalement tomber la posture en 2005, dans “A.M.O.U.R.” Avec un grand A, par le prisme de la religion. S’il s’agit surtout d’aimer son prochain en général, il se livre un petit peu sur quelques lignes pudiques.




G.A.N. travaille depuis ses débuts les deux facettes d’un même homme, jusqu’à livrer un album intimiste en 2015. Au début des années 2000, Mystik est foudroyé en plein coeur, Sully Sefil voulait offrir ce qu’il y a de plus beau à sa douce, Salif a perdu la femme qu’il n’aura jamais la chance de retrouver, les Sages Po’ sont touchés en plein cœur et Kool Shen rend hommage à sa Vivi. En 2007, c’est Flynt qui a trouvé sa place aux côtés de sa chère et tendre et Sefyu qui écrit du front pour Kenza Farah quand, un an plus tôt, Nessbeal avait peur d’aimer avec Vitaa…

On laissera Nakk résumer la chose par un définitif et réaliste: “L’amour quelle comédie”.