J’ai fait écouter l’album de Jul à un puriste (et rien ne s’est passé comme prévu) – Check

J’ai fait écouter l’album de Jul à un puriste (et rien ne s’est passé comme prévu)

15 février 2018

Martin Vachiery

A 28 ans, Julien Marie alias Jul a déjà marqué de son empreinte l’histoire récente du Rap francophone. Rarement un artiste avait suscité à la fois autant de haine, de fascination… et d’amour d’une communauté de fans particulièrement démonstratifs. Sauf que Jul est aussi rapidement devenu une sorte d’Antéchrist pour certains amoureux de rap « à l’ancienne ». La confrontation s’annonçait savoureuse, je n’ai pas été déçu.

Lucas (prénom d’emprunt) m’accueille dans son petit appartement ixellois à Bruxelles. Avenant et plutôt sympathique, il porte un t-shirt de la « Scred Connexion », une petite sacoche Carhartt et une casquette Ralph Lauren.

Au mur, son poster « Le Rap c’était mieux avant » ne laisse planer aucun doute sur ce qu’il pense des évolutions musicales actuelles. A seulement 25 ans, il considère qu’à quelques rares exceptions, le « vrai Rap » est mort depuis au moins 10 ans. La pile de CD’s posée à côté de son enceinte achève définitivement le suspens.
Les meilleures galettes de Mobb Deep, KRS One, et Big L côtoient les compilations de Time Bomb, le premier album d’Assassin et la discographie intégrale du Saint-Patron: Hugo TSR. Quelques vinyles de “classiques” du Hip Hop complètent la collection.

Lucas est ce qu’on appelle un « puriste », un terme a priori plutôt noble, qui a pris un sens péjoratif dans le rap.

Crédit : Martin Vachiery

La mission s’annonce délicate.

Lucas n’a toujours pas digéré le virage « Trap » du rap français des années 2010, il n’hésite pas à cracher sa haine sur la pop urbaine de Maître Gims, Black M ou Soprano et comme Sinik, trouve aussi que « Booba rappait mieux dans Lunatic ». Alors autant vous dire que lorsque quelqu’un a le malheur d’évoquer le nom de Jul devant lui, sa réaction ressemble à peu près à ça:

Mais Lucas est quand même un bon gars, alors il accepte, non sans hésitation, le défi qu’on lui propose : écouter en entier « La tête dans les nuages », le 12e (!) album du rappeur marseillais Jul. Lui qui vient d’en vendre 700 000… Rien qu’en 2017.

Bien installé sur sa chaise de bureau, Lucas est prêt à se livrer à l’abominable exercice de la première écoute. Dès les premiers accords du premier morceau (Amigo), je sens que ça va être compliqué.

Soupirs, yeux levés vers le ciel, il laisse échapper un « Oh mon dieu » sincère et réprime quelques rires. Premier constat : « Déjà la prod’ c’est l’enfer, j’ai l’impression d’entendre des vieux sons Dance des années 90’s. C’est de la soupe radiophonique totale… C’est vraiment horrible. »

Aïe

L’enchaînement avec le deuxième track (Henrico) n’arrange rien; puis vient l’écoute du morceau qui conclut le tryptique d’introduction (Délicieuse). Dès les premiers accords, je le surprends à remuer la tête en rythme. Il se passe quelque chose.

Lucas commente : « Bon… sur le flow je dois reconnaître qu’il est super fort, il faut lui laisser ça. Il sait kicker et je reconnais qu’il est technique. » Il abaisse sa garde : « Franchement je pourrais presque écouter ce son. » puis se reprend : « … Enfin en été quoi. Mais ça reste quand même de la pop de supermarché. »

On a eu chaud

Espoir de courte durée, le 4e morceau (Tu mentiras) ne suscite rien d’autre que de l’agacement, mais je reprends confiance sur le 5e morceau, grâce à l’apport visuel de l’incroyable clip de « la tête dans les nuages ».

Crédit: Martin Vachiery

Lucas se laisse séduire : « Là dessus J’aime bien les variations de rythmes et son propos, il jongle bien sur la prod et… » Il s’interrompt à 0’57 secondes quand le beat démarre, il semble désemparé: « … Voilà ça repart en fête foraine, j’ai l’impression d’être aux auto-tamponneuses c’est pas possible. »

Cette écoute ressemble plutôt à des montagnes russes mais une lueur d’espoir illumine son regard quand Jul dit : « J’vois que c’était mieux avant, faudrait remonter le temps. » Là dessus, ils sont d’accord.

Le tournant

Je comprends assez rapidement qu’une écoute intégrale et complète de chaque titre s’avère plutôt contre-productive, alors je lui laisse le loisir de passer d’un morceau à l’autre, de s’arrêter et d’écouter. Sur « Ou lalala », Lucas estime que « la France pourrait choisir Jul pour chanter l’hymne de la Coupe du Monde»;il grimace sur le featuring avec Marwa Loud et remet deux fois « Je traîne seul » pour « se concentrer sur les paroles. »

Pour la première fois, il semble vraiment séduit : « Pour être honnête, je trouve qu’il est beaucoup moins egotrip que beaucoup de rappeurs, il a l’air inclusif dans la façon dont il raconte sa vie de quartier. » Musicalement, il n’est pas convaincu, mais à la deuxième écoute il lâche : « C’est un bon morceau, je n’ai pas honte de le dire ! »

Stupeur

L’enchaînement avec « Comme les gens d’ici » sorte de combo Renaud-Cabrel-musique gitane le conforte dans son opinion : « Jul à la guitare, c’est surprenant. Je commence à apprécier sa sincérité, il est presque touchant, même s’il raconte plus ou moins tout le temps la même chose. »

Il est à deux doigts de faire le signe JUL

Malheureusement, la longueur de l’album (19 tracks) joue clairement en défaveur du Marseillais, l’enchaînement des morceaux provoque de l’agacement, à tel point que je n’ose pas lui dire que c’est Le Rat Luciano qu’il entend en feat sur « Madame » de peur de le perdre définitivement.

Lucas fait une petite pause pour s’hydrater (c’est important) et reprend l’écoute, les 4 derniers morceaux vont tout changer. Passons « Comme un fou » qu’il zappe assez rapidement, pour se concentrer sur « Facilement » où – SURPRISE – c’est la prod qui lui plaît cette fois. Lucas : « J’suis un petit gars de Bruxelles, j’ai pas toutes les ref’, mais clairement cette prod un peu afro me parle. » Attention cultural appropriation alert, ce garçon est décidément plein de surprise.

Le Grand finale

Viennent alors les deux derniers morceaux de l’album. A commencer par « Mauvaise journée » qui provoque l’effet inverse que ce que le titre pourrait laisser présager. Centré sur les textes, un peu mélo et piano-voix, le titre lui plaît beaucoup : « Franchement ce morceau il est vraiment bon. On entend clairement ses talents en Rap, c’est un bon morceau. Jul est bon quand il n’est pas pollué par une instru envahissante. » analyse Lucas.

Sur l’ultime son (Le temps d’avant), qui commence par une intro parlée de 2 minutes 30, Lucas est comme frappé d’une révélation: « En fait Jul fait des tracks de supermarchés pour faire kiffer ses potes et pour remplir la casserole. » Intrigué, je le laisse continuer. « Du coup, il a tout l’argent qu’il veut pour faire des vrais morceaux de Rap. Il est fort ce batard… » explique Lucas. « Alors ouais, y a trop de sons qui se ressemblent, trop d’instrus horribles, c’est tout le temps la même chose… mais quand on s’intéresse à ce qu’il raconte, c’est pas un si mauvais rappeur finalement… » conclut-il.

La porte des enfers

Cette dernière phrase reste en suspens dans le silence de la pièce. Après deux heures d’écoute, Lucas est arrivé tout seul à cette conclusion, sans qu’aucune opinion ne sorte de ma bouche.

Je le quitte là dessus, en repensant à cette rencontre. Puis, quelques jours plus tard, en rédigeant cet article, une analyse me saute aux yeux: pour apprécier Jul, Lucas a du faire abstraction de sa musique.

Ce constat me glace alors le sang. Car enlever les productions musicales pour s’intéresser uniquement aux paroles, ça s’appelle le slam et c’est un cancer. Et là je ne suis clairement pas prêt à ouvrir la porte des enfers… en tout cas pas tout de suite.

Photo d’illustration – Crédit: Martin Vachiery

Martin Vachiery

Journaliste bruxellois spécialisé dans la culture Hip Hop, Martin Vachiery a également travaillé pendant 8 ans à la rédaction de RTL Belgique. En 2011, il réalise le premier documentaire consacré au Rap bruxellois: “Yo ? Non, peut-être!”. En 2013, il anime ensuite pendant un an le “Give Me 5 Show” une émission de radio spécialisée en Rap belge, diffusée sur Radio KIF puis FM Brussel (devenue Bruzz). Après avoir collaboré avec de nombreux artistes de la scène belge sur différents projets culturels, il est aujourd’hui en charge de la ligne éditoriale et de la programmation musicale de Check.