Comment justifier qu’on aime le rap “macho” quand on est une fille ? – Check

Comment justifier qu’on aime le rap “macho” quand on est une fille ?

15 février 2018

Elsa Fralon

C’est la question à 1000 dollars, une de celles que je me pose souvent et à laquelle j’ai beaucoup de mal à répondre. Qu’est ce qui fait que je pète les plombs quand on me traite de pute dans la rue, mais que je tolère ce genre d’insultes quand cela sort de la bouche de mes rappeurs préférés ? Elsa, jeune maman et fan de Rap, tente d’élucider ce mystère.

“Le silence est d’or donc chut, quand je t’encule ne crie pas. J’veux entendre que le frottement des pores et le bruit de mes grosses testicules sur ton ‘uc. Grosse pute, tu crois que t’es où là ! Toi et ta schnek allez faire de la mula. Ramène l’oseille à mes youvois, j’n’ai aucun remord, t’es Sarah Connor je suis Terminator dans ta te-cha”.

Ce petit extrait de la chanson “Débrouillard” de Damso n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de paroles ultra crues, misogynes, vulgaires, carrément insultantes et réductrices envers les femmes. Pourtant lors de son concert à Forest National en octobre dernier, j’ai vu (et entendu) des centaines de jeunes femmes hurler ces paroles sans hésiter et sans rougir.
Et j’en faisais partie.

#Balancetonporc

La question n’est pas ici de revenir sur le sexisme dans le rap et d’analyser pourquoi il l’est. Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il le soit très souvent et il faut parfois remonter à ses origines pour comprendre pourquoi. Ce n’est pas un débat pour ou contre.
Ce n’est pas un cours d’histoire pour expliquer que le rap est plus ou moins macho que d’autres styles musicaux. C’est juste une tentative de réponse à une question que beaucoup de filles se posent.

Certaines se rassurent en évoquant un second degré, un certain recul à prendre et les personnages que certains rappeurs se créent, comme Sandra, 33 ans, styliste : “J’ai compris que certains textes étaient très bordeline mais j’ai le recul et l’intelligence nécessaire pour comprendre le second degré de certaines paroles et les personnages dans lesquels certains rappeurs se réfugient”.

Pourtant ces violences verbales ne tombent pas du ciel et proviennent directement de la manière dont les femmes sont traitées dans la société. La violence sexuelle envers les femmes c’est bien réel, les inégalités homme-femme sont bien réelles aussi et les jeunes filles en sont de plus en plus conscientes depuis que les langues se délient et grâce à des mouvements comme #balancetonporc.

“C’est du divertissement”

Il y a un rapport au pouvoir souvent évoqué : “J’écoute aussi ce genre de musique parce que ça me donne un peu de force et de rage quand je suis triste. Les mecs sont dans un égotrip, ils n’ont besoin de personne et ça me booste”, raconte Sandra. “Parler mal, adopter une gestuelle et une voix d’homme quand je chante des paroles dures et sales, ça me donne un sentiment de pouvoir, j’ai l’impression de rendre aux mecs ce qu’ils nous font subir, c’est comme une revanche”, explique encore Karima, 16 ans, étudiante.

C’est aussi comme ça que le rappeur bruxellois Isha ressent les choses: “C’est une façon pour les femmes d’exprimer leur côté masculin, de se mettre dans un rôle de “bonhomme”. Le tube de l’année c’est Bodak Yellow de Cardi B et c’est une belle meuf qui parle comme un mec. Les filles ont besoin de s’affirmer, de dire qu’elles aussi elles peuvent traiter les mecs comme des bitch ! Nous les hommes nous avons le droit d’exprimer notre côté sensible, mais les femmes, elles, n’ont moins pas vraiment la permission d’être plus “brutes”. Le faire, ça les libère il me semble”.

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D’autres ne se sentent tout simplement pas concernées comme Camille, 19 ans, vendeuse : “Plus c’est trash, plus ça me fait marrer. Je ne me sens pas du tout visée, je suis une fille bien, je me respecte, ils ne parlent pas de moi, donc pas de problème”. Ou comme Caroline, DJ, qui nuance tout de même : “Le rap et la musique en général restent du divertissement pour moi. J’ai regardé des séries TV ultra sexistes, homophobes et racistes tel que The Soprano’s sans pour autant me sentir concernée par ce que je voyais ou entendais (je suis une femme et je suis lesbienne). Pour moi la musique c’est comme le cinéma, c’est de l’art, du divertissement”.

Le rap est un miroir de son époque

C’est également en faisant référence à l’art que le rappeur Damso légitimait la vulgarité de ses textes dans une interview accordée à 20 Minutes : “Je suis vulgaire, j’assume ça. Ça fait partie de moi. Je n’écris que sur ce que je connais, et il n’y a rien que je connaisse mieux que moi-même. La musique permet de parler à ce qu’il y a de plus profond en nous. C’est pour ça que la concession, c’est le début de l’échec en art.”

Le rap est depuis toujours une musique qui décrit son époque, les rappeurs remettent en cause l’ordre établi et la société dans laquelle ils vivent. “C’est le Charlie Hebdo de la musique le rap, on peut tout dire” plaisante Isha.

“Nous vivons dans une société patriarcale et toujours inégalitaire, ça c’est ma réalité quotidienne et le rap n’y est pour rien, il en est juste le reflet”, affirme Caroline. “J’écoute du Damso et j’aime ses textes même quand ils sont dénigrants pour la femme parce que je trouve qu’ils renferment une forme de poésie sombre et ça me parle. Pour moi ce n’est pas directement réducteur, ce sont des punchlines qui choquent, mais qui traduisent la perception de l’amour et des relations en 2018. C’est peut-être sexiste, mais pas forcément plus que la pub ou le cinéma. Simplement plus direct”, ajoute Souria, 28 ans, journaliste.

Retourner l’oppression

Claire, 25 ans et créatrice a un avis plus que tranché sur la question : “La vulgarité elle est partout ! Allume ta télé, tu tombes sur qui ? Cyril Hanouna homophobe, misogyne, vulgaire, franchement je préfère dix mille fois écouter un album de Booba que passer cinq minutes devant Touche Pas à Mon Poste. Booba, il me fait voyager, rêver, parfois il me met la rage, mais c’est écrit, c’est poétique, le mec il a bossé ses textes. Et puis honnêtement les femmes sont la faiblesse des hommes, ceux qui en parlent mal en ont peur. Une fois que tu as compris ça, tu ne te sens plus jamais insultée. Nous sommes plus fortes qu’eux, c’est tout”.

C’est également l’avis d’Emmanuelle Carinos, cette étudiante française en sociologie et animatrice d’un séminaire d’étude littéraire du rap à Normale Sup, “Booba est quelqu’un qui a subi des oppressions. Et nous en tant que femmes, on connaît ça très bien”, analyse-t-elle.

“Dans sa musique, il prend ces oppressions et les retourne, il donne à ses auditeurs un espace cathartique où s’exprimer (…) On est dans une société où les femmes, comme l’argent, sont la marque du succès, et où il est plus difficile de réussir quand on est issu des classes populaires ou quand on n’est pas blanc. Donc quand Booba se sert d’un de ces symboles, ça a quelque chose de subversif dans lequel les femmes peuvent se reconnaître”.

Selon Danielle Sarto, psychologue, il y a plusieurs hypothèses à explorer : celle des mécanismes de défense et celle du désir. “Face à une agression ou une situation violente chacun réagit en fonction de se personnalité et de son histoire, on peut se “mettre à distance”, et ne pas se sentir concerné. Ce n’est pas cool ce que ce mec raconte, mais il ne parle pas de moi donc tout va bien. Et il y a également “l’identification à l’autre”. Les filles vont s’identifier à une image d’homme dominant, respecté et fort, l’archétype du rappeur hardcore. Pour ce qu’il est du désir, on entre plus dans un “jeu symbolique de dominant et de dominé, de l’ordre du fantasme”, explique-t-elle.

Pas une, mais des réponses donc à cette question complexe – (presque) aussi vieille que le rap lui-même – qui prend un nouveau sens aujourd’hui. De quoi écrire une thèse sans doute. Ce qui est sûr c’est que le débat mérite d’être abordé avec recul et intelligence. Perso, je continuerai à écouter du Booba à fond dans ma caisse. “Puisque la vie est une pute je vais la traiter comme telle”. Oups.

Photo d’illustration – Crédit: CardiBVevo / Youtube

Elsa Fralon

Journaliste, maman tout terrain, passeuse de disques, brux-hell-oise, fille du moove, adepte de la mode no gender depuis TLC, early adopteuse de vieilles tendances, Elsa est née sans internet mais elle mourra avec. Dans Check City, elle nous embarque dans des univers inexplorés - ou mal explorés - pour une aventure sociétale inédite. En la suivant à la rencontre de communautés, tribus, personnages, métiers ou artistes originaux; vous ne verrez plus jamais votre voisin de la même façon. Elsa fait aussi partie de l’équipe rédactionnelle de Check.