Technique, comme un cœur avec la b*te – Check

Technique, comme un cœur avec la b*te

23 avril 2018

Vincent Schmitz

Avec sa mixtape « Le Bourgmestre Vol.2 – Yvan meilleur« , Crapulax signe sa troisième échappée du Bunker, sans doute le groupe de rap belge le moins productif depuis ses premières apparitions au milieu des années 2000 mais pourtant toujours là, d’une manière ou d’une autre. Essentiellement via la figure incontournable de Crapulax, qui nous a livré ce dimanche une nouvelle “poignée de punchlines” pour l’inébranlable DeparOne alias monsieur Give Me 5. “Crapulax, c’est un grand con. Mais un grand con avec un grand coeur,” dixit lui-même.

Quand il était petit, Crapulito vivait à quelques foulées du stade Constant Vanden Stock. Mais les jours de gros match, c’était sortie non autorisée. Ordre paternel. Avec son grand frère Lanceflow, ils ouvraient alors les fenêtres. “On entendait les OOOOOOOHHH,” nous raconte le rappeur en veste mauve et blanche, davantage parce qu’il sait “d’où il vient” que par vraie passion. “Et quand il y avait un goal, on entendait AAAAAAAAAHHH!!! et on disait stou: 1-0. Sans télé, sans radio. Juste avec les AAAAAAAAAHHH et les OOOOOOOHHH. Et ça, c’est beau.”




C’est beau et c’est plutôt technique. Comme son mode de vie loose in the night et son rap à la fois punk et fondamentalement hip-hop. Des insultes pleines d’amour arrosées à la sulfateuse, avant d’en débattre autour d’une trappiste, par un crevard de luxe bruxellois jusqu’au bout de la barbe chilienne, qui fait rimer pintjes et bitches et dessine des cœurs, certes, mais avec la bite.

“Il faut savoir que tout, absolument tout, est à cause de mon frère. Le graffiti, le rap…”, nous souffle Camilo Escobar de son vrai nom, à propos de Diego, de cinq ans son aîné et acolyte au sein du même groupe. “Le terme technique, c’est venu à l’époque où on jouait à la GameCube. A chaque fois qu’on jouait à Fifa, mon frère se faisait péter, on lui mettait des 6-0. Un jour, Diego nous a sorti: ok les gars, moi, je marque pas mais je suis trop technique. Je fais des passements de jambes et tout mais quand je suis devant le goal, je marque pas. Tout est parti de là, de la beauté du geste… Et c’est un peu l’histoire de notre vie: on ne gagne pas de médaille. On a une poisse interstellaire. En y réfléchissant, on se dit que c’est peut-être délibéré. On a une espèce de nuage au-dessus de nous mais on ne met pas de parapluie parce c’est la marque de fabrique du Bunker: éternels crevards mais voulu.”

Le troisième larron du Bunker a une théorie encore plus technique sur cet art de la lose magnifique: “Ca peut aussi être quelqu’un dont tu dis qu’il est pire, comme le résume Carlsberg Slim avec on est tellement mieux parce qu’on est tellement pire. Ou bien cette vidéo, c’est technique. Les gens qui se pètent la gueule très fort en voulant faire les zouaves, c’est technique. Dans le morceau Technique, je ne cite que des choses vraiment techniques et je dis même: la technique est technique comme le shit à place Lemmens.”




Mets des chaussettes fieu

Bruxellois jusqu’à s’attribuer le titre de bourgmestre (dites bourgueumèstrrr), le rappeur du Bunker (dites bünkèr, ajoutez-y mofoke) serre des pinces et boit des coups avec toute la ville. Si vous n’avez jamais aperçu la dégaine de Crapulax baladant sa voix forte éraillée par la feinte, pas sûr que vous habitiez dans la même capitale. Ou alors vous êtes de ceux qui exhibent leurs mollets avec des ourlets de fils de pute en hiver, ce qui “n’a aucun sens. Il fait froid! C’est juste ça. Tu donnes priorité au style plutôt que te couvrir. Mais t’es vraiment con fieu. Tu vas attraper froid, mets des chaussettes hautes, en laine!”

Il est comme ça Crapulax, il a ses obsessions, étroitement liées à ses insultes les plus grasses, avant d’écouter ce que sa victime amusée ou offusquée lui répondra. Les ourlets en hiver donc mais aussi les baskets trop chères (surtout les Huarache) et tout ce qui s’apparente à la fashion week.

Ou encore: les mots à la mode. Lui, a mis le vocabulaire bruxellois en avant depuis ses débuts. Comme d’autres rappeurs d’avant la hype, mais comme le style, l’uniformisation rattrape le vocable et délave les couleurs locales. “Je demandais à un pote: pourquoi tu parles en verlan? Et il m’a répondu: pourquoi tu parles en néerlandais? Pourquoi tu dis pintjes et godverdoeme? Et il m’a fermé la gueule. Mais c’est pas grave si tu prends ton dictionnaire des synonymes. Dans un texte, au lieu  de dire vagin, je dis bague. Parce que j’ai été regardé les synonymes de vagin. Au lieu de dire teucha ou teuch, je dis la même chose mais de manière plus charmante. En plus, ce qui est chouette, c’est que les real qui aiment bien écouter les albums rap avec Google à côté, vont aller voir ce que le mec a voulu dire. Quand tu fais du rap, ton meilleur ami ça doit pas être ton dealer, ça doit être ton dictionnaire.”




Punk caberdouche petit saucisson

Avec ses allures de crevard revendiqué tendance punk – “SUPRÊME crevard!” – Crapulax est un personnage unique dans le rap francophone. Un personnage tout court, mais capable de talocher des instrus de tout poil. L’unique représentant d’un rap caberdouche, du nom de ces cafés populaires bruxellois d’autrefois, où le cœur était chaud et la fréquentation parfois mauvaise. “Dans l’esprit, mon rap est plus punk que conventionnel, disons. Quand on travaillait sur Miscachette, Phasm m’a dit on des punks fieu, on en a rien à foutre. Et il a raison, je pense. Necro, Non Phixion, Jedi Mind Tricks… avec le Bunker, on a rongé tout ça. On a fait un million de freestyles sur Black Helicopters. Je me sens plus concerné par un rap fucked up qu’un rap de papa. Genre, KRS-One, ça me fait chier. Mais tu vas parler avec les tontons, ils vont te dire que c’est lui le papa. Mais les papas, je les emmerde. Parce qu’ils nous ont emmerdés très fort aussi,” conclut en souriant celui qui a fait ses primaires en néerlandais avant de se voir rediriger vers le circuit francophone “plus ghetto. On a dit que ça me correspondrait plus,” après avoir essuyé des vuile makaken par des “petits qui ne savaient même pas ce qu’était le Chili.”

Un rap aux racines très hip-hop de l’école graffiti mais aussi influencé par une culture MTV “grande époque”, par la soul, le funk ou la cumbia et, finalement, par à peu près tout. “Avant même d’écouter du rap, j’écoutais du Rage. On aimait bien aussi Aerosmith et plein de saloperies qui passaient sur MTV. On a eu une grosse vibe à écouter du Jodeci ou du R. Kelly… J’ai longtemps hésité à assumer ce truc là mais tu vois, j’ai commencé à écouter du rap à 11, 12 ans, via mon grand frère. Il venait à la maison avec les 36 Chambers, les Temples of Boom…. J’écoutais ça à fond en boucle dans le deck K7 mais j’écoutais aussi les Backstreet Boys. J’ai fait une soupe de tout ça. T’ajoutes les chants révolutionnaires chiliens, tu marines ça avec une Chimay blanche, une portion de fromage et un petit saucisson… et c’est goal.”

Un truc de cassos

Un amour de la musique et du rap qui ne l’empêche pas d’affirmer régulièrement que le rap est mort depuis (…insérez ici la référence de votre choix…) “Mais bien sûr! Peut-être qu’aujourd’hui, il revit tel le chevalier Ikki mais alors, d’une manière plus pop. C’est devenu un truc accessible à tout le monde. Moi quand j’ai commencé à faire du rap en ‘97, les mecs de ma classe disaient qu’est ce qu’il a ce type, qu’est ce qu’il fait? Il y a aussi ces stickers dans le centre, “Too shy to rap”. C’est extraordinaire, c’est tout à fait ça hein! Trop timide pour rapper, mais je te défonce! Je suis sûr que le mec qui a fait ces stickers, il rappe bien. C’est juste qu’il a pas les couilles,” s’enthousiasme Crapulax.

“Je trouve aussi, avec beaucoup de recul, que le rap, c’est un truc de baraki, en fait. Et moi, je joue la carte du cassos, tu vois, mais je suis pas un cassos. Après, on a tous une vision différente de ce que c’est, un cassos… Je posais une question à un mec de Chimay… je pense, ou je sais pas quoi… il habitait loin en tout cas: quand t’es un cassos et que tu sais que t’es un cassos, est-ce que t’es encore un cassos? Parce que t’as des fils de riches qui jouent la carte du baraki, mais c’est FAUX, c’est FAKE. Et les gens veulent ça! L’histoire de mettre des grillz, ça vient des States mais les mecs mettaient ça parce qu’il leur restait plus que trois dents ou qu’ils avaient les dents en westside. Pas parce que la maison de prod’ leur a dit putain les gars ça tue ce que vous faites, ça massacre avec un grand M comme Mofoke mais il faut faire quelque chose pour vos dents, on ne peut pas vendre ça…”




#jtebaise

Pour ce volume 2, Crapulax quitte l’écharpe “pour aller boire des pintjes sur le piétonnier, avec les clochards” et concocter cette mixtape encore plus outrancière que ses deux albums précédents (“Le bourgmestre” en 2013 et “Violence gratuite et flûte de pan” en 2015), et toujours drôle, quand un morceau avec au moins 42 fois le mot “pute” ferait rire même celui qui se sent visé. “Violence gratuite, mon frère était derrière, pour me conseiller et faire les edits. Là, je l’ai fait tout seul et il est super rien à foutre. Il y a des gens qui me disent qu’ils préfèrent Violence parce qu’il est plus introspectif, plus musical. Mais moi, j’les baise, tu vois. Je fais enfin ce que j’ai envie de faire. Le morceau Pute est un hymne à la puterie, level 1000. Il y a quelques semaines, j’étais en train de kicker ce morceau au Floreo et à la fin, une meuf coupe le truc et elle dit mais t’es qui pour insulter les femmes de pute comme ça? On lui a juste fait comprendre: est ce que tu as écouté? A quel moment je traite la femme de pute? Ce sont les fakes du hip-hop, les putes… On m’a demandé aussi: maintenant que t’as une fille, tu vas dire moins pute? Mais j’te baise hein. Franchement, j’te baise!”

Du Crapulax pur sang qui se rappelle “quand Lanceflow a sorti son album Orgie dans le son en 2007, c’était ultra crunk, conneries à foison. On nous a dit putain c’est bien fait, c’est bien construit mais pourquoi vous parlez pas de vos origines? Du conflit de 73, de la dictature de Pinochet, des conditions de vie ici en tant qu’enfant chilien de réfugiés politiques? J’ai compris à ce moment là: putain mais va te faire foutre. T’as des morceaux comme Où je vis, ou bien J’étais là qui sont super mais mec on était en ‘96, ‘97, c’est boooon, ils l’ont fait, ils l’ont dit, maintenant il y a un milliard d’autres trucs à dire! Laisse le rap chiant à ceux qui savent faire du rap chiant. L’autre jour je disais sur Facebook – parce que Facebook m’a baisé depuis que j’ai un smartphone – le rap conscient c’est pour les barakis édentés qui ne savent pas lire ou les cheveux sales qui adorent le rap mais qui ne veulent pas écouter de la trap de mongol comme tous les autres trous du cul. Tu vois… MAIS MEC, C’EST VRAI. C’EST VRAI!” A défaut de vérité vraie, on tombera finalement d’accord sur un “c’est pas faux”.




C’est de la merde

“Après, pour dire à quel point je suis un gros con, quand la période du crunk est arrivée, moi j’étais à fond dans mes Boot Camp Clik, tout ce qui était Necro, Ill Bill etc. Le crunk est arrivé, les Mike Jones, les Paul Wall… et tout le monde disait mec ça tue, ça tue, ça tue. Et je disais non, moi j’écoute pas, c’est de la merde, c’est de la merde, c’est de la merde. Puis j’ai vu clair. Il m’arrive chaque fois la même chose.”

Car le south et le Bunker – dont le nom vient d’une pièce sans fenêtre de la maison du père des deux frères rappeurs devenue le QG du groupe – c’est une grande histoire d’amour embrassée par le dipset. A l’époque où le pisco était offert aux premiers rangs des petites salles sombres de Bruxelles et Cam’ron “faisait rimer 10 fois le mot cookie. On était habillés comme des fanfarons avec des casquettes et des t-shirts rouges et les baskets assorties. A faire des bitch bitch bitch nigga nigga bitch nigga bitch bitch…J’assume complètement ce truc. Je suis convaincu que je fais du rap ricain en fait. Pas à la gangsta shit, thug, ghetto … mais une espèce de Dilated People, fête quoi.” Aucun album du groupe n’existe et on ne les a pas entendus ensemble depuis quelques temps mais un morceau avec les trois rappeurs est prêt sur une future combinaison suprapunk prometteuse Smimooz – Crapulax. Si ce dernier est aujourd’hui le plus prolifique du groupe, celui qu’on appelait alors Reamador était au début son membre le plus discret. Lanceflow a sorti son album en 2007, Carlsberg Slim opérait d’abord sous le nom de Tounsi sur de nombreuses mixtapes et en featuring régulier. “Moi, j’étais encore en retrait, ils allaient tous à Molem dans une maison de jeunes. On a travaillé avec beaucoup de gens. Une vrai époque, mon gars. Quand le rap était chouette.”

Le bisou, c’est hip-hop

Le rap ne serait plus aussi chouette? Les rappeurs ont depuis longtemps cette relation amour-haine avec leur “mouvement”, exigeant et compétitif. Crapulax le premier. “Les autres aussi? Je sais pas, je les encule, je les écoute pas. J’écoute pas les rappeurs. On fait tous la même merde. Mais vraiment. Sauf que des mecs vont t’amener dans un champ de fleurs et d’autres dans un champ de bataille.” Derrière la provocation rigolote, pointe l’amertume devant la rapidité avec laquelle des jeunes rappeurs accèdent à la notoriété et face à un circuit cadenassé, mais cela ne suffira pas à lui faire lâcher prise. “J’ai un morceau où je dis: je continuerai à kicker pour vous dire combien je vous baise. C’est important. Et je clôture en disant: j’ai plus de respect pour ce putain de move de pute, je raconte ma life, comme Tapie appelle-moi droit au but. J’aime bien faire des références évidentes mais que les jeunes ne connaissent pas forcément. Je peux te parler d’un Jefferson Airplane ou d’un The Game, B-Real ou Hector Lavo, Led Zep ou Benny Hill… Je suis convaincu que je rappe pour les 30+, voire 40. Par exemple, quand j’ai fait ma release au Recyclart, y avait des RAB et des CNN… tous les tontons étaient là, les mecs du graffiti… les ARK et les BYZ  qui m’ont dit putain ça fait 5, 6 ans qu’on s’était pas vu. Je viens de là, et pour moi, c’est un putain de beau cadeau. Et ce qui était très rigolo, c’est que tout le monde se faisait la bise. Parce qu’il y a ce truc dans le hip-hop où tout le monde se check en faisant des trucs compliqués comme ça, machin…Homosexualité dans son high level! J’aime bien souligner ça: le bisou, c’est pas gay. Le bisou, c’est l’amour. Le bisou, c’est hip-hop.”

“Quand on lui demandait pourquoi il parlait d’amour dans tous ses textes, Gainsbourg disait: parce qu’il n’y a que ça, il n’existe rien d’autre dans le monde que l’amour. Et il a raison. Après, tu perçois l’amour comme tu veux.. Moi j’aime le rap mais il faut mélanger les mots aime et haine. C’est de l’amour aussi: un je t’aime moi non plus.” Quand il y a de l’amour, il y a de la haine. Quand il écrit le nom de sa douce, c’est dans toutes les chiottes de la ville. Et quand il livre un texte plus politique dans “Rose rouge”, ça doit se terminer avec la blague qui fait rire depuis qu’on est en âge de marcher. “On ne peut pas s’en empêcher hein. Je crois que c’était genre ok, je l’ai fait mais à la fin… quand même, il fallait un pedito. Un petit pet.”

Crédits photos: Yannick Sas