Tengo John va vous faire aimer 2019 – Check

Tengo John va vous faire aimer 2019

3 janvier 2019

Check

Après quelques essais timides il y a quelques années sous le nom de Théo Skellington, le rappeur oscillant entre son 94 d’origine et Montreuil City a persisté sous le nom Tengo John et sorti plusieurs projets dans l’ombre, avant de se consacrer pleinement à la musique depuis début 2018, avec la sortie de Multicolore. Fin novembre, il nous présente son nouveau projet, le plus complet et le plus percutant de sa jeune carrière à ce jour : Hyakutake. Voilà ce qui fait de lui l’un des rappeurs les plus intéressants à suivre en 2019. Des ambiances soul rétro aux derniers courants trap, des classiques de Françoise Hardy aux couplets perdus de Cas de Conscience, toutes les influences du rappeur s’entremêlent parfaitement dans un projet aux reflets nocturnes, porteur de l’égotrip le plus sale comme de l’émotion la plus touchante. Marqué des récents événements de la vie de son auteur, bons comme mauvais, Hyakutake est une perle de production et un véritable régal pour les rimeurs. On a rencontré Tengo dans un café bruyant et animé de la capitale française un vendredi soir, pour parler de son projet, de lui, de rap. La vie, quoi.

« Là, ça y est, il y a eu un premier impact : la comète a touché le sol. »

Du nom de l’astronome Yuji Hyakutake qui en a fait la découverte, Hyakutake est l’une des comètes les plus brillantes et proches de la Terre que l’homme ait jamais eu l’occasion d’observer. Un corps céleste, constitué de glace et de poussière mais éclatant de lumière, qui a atteint sa périhélie (le moment où la comète brille le plus) le 1er mai 1996, date de naissance du héros de cette interview. Ni vraiment dans la nostalgie de l’enfance, ni dans une pensée rousseauiste de pureté originelle, le rappeur voit cette concordance des dates à travers le prisme de l’égotrip, et part en studio avec plus d’énergie que jamais pour enregistrer ce 9 titres, des étoiles dans les yeux et prêt à cracher le feu.

« Hyakutake, j’en fais mon cheval de course. »

Avant de rapper, Tengo était déjà un auditeur passionné et qui n’a rien perdu de son ardeur en passant de l’autre côté du micro. Une passion qu’il n’arriverait pas à dissimuler, et une bonne demi-heure après son arrivée, la conversation tournait encore autour des récents projets de rap français qui l’ont marqué.

« Je suis content de mon projet, mais les rappeurs que j’écoute ils me mettent la pression. Alpha, Inf’, Freeze, ils m’ont traumatisé ces dernières semaines ! » m’explique-t-il en me payant une tournée, pour excuser son (léger) retard. Difficile de ne pas prendre de claque à l’écoute d’UMLA d’Alpha Wann ou du Blue Beam Project de Freeze Corleone quand on aime ce rap technique, et c’est clairement le cas pour Tengo. « J’ai toujours été passionné de technique, je viens d’une école boom-bap, un délire un peu jazzy. A la base, Trois Sabres, c’est une anomalie ! »

Trois Sabres, c’est pourtant la série de freestyle qui a fait décoller le rappeur, notamment avec la sortie de Trois Sabres part 2 début 2017. Beaucoup plus trap et plus violent que ce qu’il proposait jusqu’ici, les morceaux ont bien pris et commencé à tourner dans les tuyaux du rap français jusqu’à atteindre les millions de vues, et comptent encore aujourd’hui parmi les morceaux les plus vus sur la chaine de Tengo John.

« Dans l’intro de Hyakutake, je dis « je suis certain de ma victoire », c’est par rapport à moi-même : j’étais pas certain de ce que je voulais. Jusqu’à ce que je fasse Trois Sabres 2, je me suis jamais dit que j’allais tout lâcher pour le rap, alors qu’avant je me disais ça pour le foot ! […] J’ai vu qu’il y avait une opportunité, et je me suis dit que j’allais regretter toute ma vie s’y allais pas, donc j’ai saisi ma chance. J’essaie encore de pas lâcher, je suis en plein dedans. »

Lourde à porter, cette image du rappeur de Trois Sabres ?

« Pas du rappeur de Trois Sabres, parce que c’est grâce à ça que ça a vraiment pris, mais l’image du rappeur manga, ouais. On m’a trop vite collé cette étiquette, que je trouve grave réductrice. J’ai pas l’impression de faire spécialement plus de références manga que des réfs au foot, ou à la mythologie grecque que j’adore aussi ! Mais les gens ont retenu que cette image de moi au début, le rappeur manga. Et j’essaie de m’en détacher, parce que les nouveaux rappeurs ils ont trop forcé avec ça. J’espère que j’étais pas autant dans l’excès que ce que j’entends parfois ! »

Avec la brèche ouverte par ses trois sabres, le rappeur a développé son univers qui ne cite pas moins Modric et Ulysse que Zoro Roronoa, et continué à travailler pour atteindre son objectif actuel, celui de vivre de sa musique. Après une phase de recherche et de doute connue par bon nombre de ses contemporains, Tengo fait un court passage dans une école de théâtre dont il se fera virer pour retards répétés, malgré ses talents de comédien. Début 2018, avec la sortie de Multicolore qu’il considère comme son premier vrai projet, il peut enfin arrêter ses petits boulots d’à côté dans le social et se consacrer pleinement à la musique, jusqu’à la sortie de ce Hyakutake, plus concis et plus réussi encore que le précédent: un neuf titres qui aurait tout aussi bien pu s’appeler Multicolore lui aussi, tant il est riche musicalement et vocalement.

« Ça, c’était un rêve. Pas d’être rappeur, mais de pouvoir vivre du rap. Et là, je suis à deux doigts de pouvoir le faire ! […] Ça m’a redonné envie de me lever le matin. J’ai une chance de ouf, même s’il y a des trucs que j’avais pas calculé et qui sont très durs à vivre pour moi. Le stress de l’image, de la place médiatique, des scores… tout ça, c’est pas pour moi. Les réseaux, je serais pas dessus si j’avais pas une image à défendre. Je trouve ça tellement malsain, tellement anxiogène ! Ça amène à un nombrilisme et un repli sur soi incroyable. »

Tout en m’expliquant qu’il était de nature stressé par les rapports aux autres, et que les réseaux ont tendance à amplifier ce stress, Tengo me prouvait le contraire par sa sympathie et sa sincérité.

« On est tous l’alter ego de l’autre, on est les mêmes au fond, et on est tous en interaction constante. Comprendre ça, ça a changé mes rapports aux autres, et ma vision du partage. Avant, j’aimais pas trop les gens, je les méprisais trop, y’avait un coté égoïste de crevard sur certains trucs, mais maintenant que j’ai compris ça je peux plus faire semblant. Aimer son prochain, ça a l’air tout con, mais c’est vraiment important, et avec les réseaux sociaux on est trop centré sur soi-même. Avec internet, et les facilités de communication, on est vraiment une génération importante, à un tournant de l’humanité. On a la chance d’avoir accès aux informations qui nous font réfléchir plus vite, et prendre plus de recul sur nos vies. »

Remettre le partage et l’amour au centre des débats, un combat qui peut paraître utopiste mais qui tient à Tengo, incapable de cacher son empathie. Encore faut-il réussir à prendre du recul vis-à-vis d’internet et des réseaux sociaux justement, et ne pas garder la tête dans le guidon.

«Il y a des gens à qui ça va de tourner en rond toute leur vie comme un chien qui se mord la queue, mais je pense que quand t’as un minimum de jugeotte, tu veux sortir la tête de l’eau. J’ai l’impression qu’à notre génération, on est pas mal à se dire ça, on est une génération qui a plus de sensibilité, plus de fibre artistique ou philosophique. Le monde se complexifie, et je pense que notre pensée se complexifie avec. Tout va plus vite aussi avec internet, nos parents avaient pas tant d’infos, ils devaient pas avoir tant de recul. Nous, on se pose vite des questions, et on a besoin d’aller à l’essentiel. »

Plus la discussion s’éloignait du sujet initial, à savoir l’excellent projet dont nous étions censé faire la promo avant de parler de Freeze Corleone et des jugements sans appels terrifiants de la twittosphère, plus les verres se vidaient, ce qui n’allait pas dans le sens de l’interview. En commandant une seconde tournée, je lui demande s’il aurait préféré vivre à une autre époque, ce qui n’a aucun lien avec le projet mais reflète néanmoins un certain mal de vivre présent en filigrane dans sa musique.

« J’aime pas trop cette époque, je sais pas si j’en aurai préféré une autre… mais les années 50/60, l’après guerre, ça avait l’air rempli d’élégance. Les gens paraissaient libres de fou, et même les gens plus populaires ou la grande masse moins cultivée devait avoir des débats beaucoup plus élevés que beaucoup de nos préoccupations aujourd’hui. y’avait un plus grand respect pour les auteurs et les philosophes, qui sont des gens qui sortent des circuits aujourd’hui. On a du respect pour la pensée des artistes, mais c’est plus des grands penseurs, ni des grands politiques. Aujourd’hui, tout est crade et vulgaire. On a tué le mystère, on a tué la magie. »

https://youtu.be/Ne06ZSmIkng

Au-delà du prisme de l’égotrip, la face cachée de la comète se dévoile également par bribes dans Hyakutake : si Tengo se sent comme un alien surpuissant dans ce rap jeu, c’est peut-être aussi parce qu’il se sent comme un OVNI vis-à-vis de l’époque, moins en phase avec ses contemporains ?

« C’est ultra juste. Peut-être même inconsciemment au début, en écrivant que je suis une comète pour l’égotrip, il y avait aussi cette solitude et ce côté différent et unique en filigrane, comme sur Tous les garçons. Je me sens comme un OVNI, un inconnu, l’alien du clip de Hyakutake c’est aussi ça… mais depuis longtemps ! Quand j’étais petit, je préférais jouer tout seul avec mes figurines ou à PES dans ma chambre plutôt que de sortir aller voir les autres. Mêmes les soirées, ça a jamais été mon truc. J’ai toujours l’impression que c’est en me comprenant moi-même que je comprends les autres. Je suis hyper introspectif, j’apprends plus sur la nature humaine en me posant des questions sur moi. »

Introspectif, Tengo John l’a été bien avant la bédave, qui certes n’arrange pas la cogite mais peut faire du bien sur le recul qu’on prend. « Je pense même que c’est un truc globalement positif pour l’être humain, la molécule. » me glisse-t-il. « C’est les modes de consommations qui sont pas bons. J’ai des souvenirs de soirées de ouf sur les bords de Marne à trois potos, on n’avait même pas de musique, pas de téléphone, mais on était euphoriques juste avec une bouteille d’eau et en fumant… c’était la vraie vie. »

On était venu parler de rap, mais le projet étant aussi le reflet de sa vie, il fallait qu’on parle de lui. Parce que je tenais absolument à caler toutes mes comparaisons foireuses entre le rappeur et une comète, j’ai fini par lui demander s’il se sent, comme une comète, froid et fait de glace et de poussière : une manière détournée et inutilement compliqué de lui demander s’il n’est pas un peu malheureux dans le fond, car malgré la dose d’amour inconditionnelle qu’il distribue, le projet laisse planer le doute sur la question.

« Honnêtement, je pense qu’au fond, ouais. J’ai l’impression d’avoir un fond malheureux que j’arrive à oublier, plus que l’inverse. Mais aujourd’hui, si tu regardes le monde avec lucidité, que ce soit économiquement, socialement, écologiquement, t’es malheureux ! Si t’as un cœur quoi, je pense que c’est quasiment inévitable, et surtout si t’es quelqu’un comme moi de base un peu torturé, et qui a vécu des trucs un peu relous. Il y a beaucoup de gens malheureux aujourd’hui, ou de gens qui disent ou pensent être heureux mais ne le sont pas vraiment. J’arrive quand même à être heureux, et surtout j’ai pas à me plaindre, en ce moment je touche du doigt des moments de bonheur que j’avais jamais vécu, tellement plus purs et intenses ! Mais je sens que j’arrive pas à les apprécier comme je devrais. J’ai toujours du recul sur le moment, je les vois, mais je les vis pas pleinement, je suis trop spectateur. »

Ces moments de bonheur, le rappeur les tient ces derniers temps essentiellement de sa nouvelle copine, qui s’impose naturellement comme l’un des thèmes principaux de ce nouveau projet. Porteur d’une réelle mélancolie, Hyakutake est tout de même empli d’une douce chaleur teinté de passion qu’on n’avait jamais entendue à ce point dans la musique de Tengo John, et qu’on doit précisément à cette nouvelle aventure amoureuse.

 « Elle est vraiment arrivée comme une comète dans ma vie. D’ailleurs le morceau Hale Bopp, qui est le nom d’une autre comète, je l’ai un peu écrit en pensant à elle comme ma comète jumelle, un gros truc de lover » s’amuse à me raconter Tengo. « Blague à part, je sortais d’une relation horrible juste avant la sortie de Multicolore, qui m’avait complètement usé. J’étais au bout, déprimé, et j’ai rencontré cette fille qui m’a redonné toute ma force. J’ai sorti Multicolore tant bien que mal, et j’ai enchaîné sur Hyakutake. C’est en elle que je puise tout aujourd’hui, humainement, et tout me renvoie à elle. On parlait de Tous les garçons, à la base c’est un morceau qui parle de tous ces rapports humains, du fait de se sentir différent, de la recherche de sa place, mais les choses l’ont aussi ramené à cette nouvelle meuf. J’y reviens inconsciemment, et je m’en rends compte en réécoutant. Le seul morceau qui parle d’amour de A à Z, c’est Hale Bopp. »

En réalité, un autre morceau parle d’amour sur Hyakutake : Au revoir, qui parle de l’autre versant de l’amour. Le premier morceau que le rappeur a écrit pour ce projet, qui raconte cette ancienne relation destructrice avec une fille justement, et arrive en fin de projet comme un exutoire. La première version du morceau, qui devait s’appeler Lettre à une sale pute, a finalement laissé la place à une version réécrite et adoucie ou se mêlent colère, douleur et déception, l’un des morceaux les plus poignants du projet et assurément le plus sombre. « C’est bête à dire, mais ce qui ne tue pas rend plus fort » m’explique Tengo. « Cette douleur, elle a pas été inutile, elle fixe un point d’arrêt à une aventure et permet de rebondir et d’avancer. » Une dernière lettre en musique, parce qu’il y a des clichés qui ne vieillissent jamais…

Superbe tableau de vie, contrasté entre les joies et les peines de son auteur et interprète, Hyakutake trouve sa cohérence par la sincérité que Tengo John met dans tous ses personnages, et qui font tous ensemble le reflet de sa personnalité. Entre l’égotrip plein de violence et d’humour, et les morceaux sincères et passionnés, entre les flows trap et les passages chantés, Hyakutake est un projet complet qui nous fait passer par toutes les émotions d’une main de maître. Comme il m’explique en sirotant la fin de son sky coca, « que ce soit dans la vie ou au cinéma, tu peux pas être résumé à un seul aspect de ta personnalité. Dans le projet, y’a toutes les facettes de moi presque. » Son morceau préféré du projet ? Celui qui donne son équilibre au projet, Seul. Même heureux et amoureux, quelle que soit la planète autour de laquelle elle gravite, la comète est un peu seule. « Le morceau est hyper spontané, j’avais trouvé une bête de prod qui correspondait exactement à l’humeur que j’avais. J’ai plein de potes qui m’ont dit qu’ils l’aimaient pas trop, mais moi c’est mon préféré. »

Finalement, la seule véritable constante du projet est peut-être sa teinte nocturne, qui enveloppe tout Hyakutake. « Je vis la nuit, j’ai un rythme pas possible en ce moment. Mais au-delà de ça, tout est plus calme la nuit, les gens sont moins nombreux, il y a une ambiance un peu mystérieuse que j’adore. Tout est recouvert d’un voile d’incertitude, comme si à chaque nuit qui tombait c’était la fin de tout, et qu’on oubliait le lendemain. Mais j’essaie de redevenir un mec du matin quand même, quand j’écris le matin, j’ai toujours plus de jus, plus de musicalité, et c’est pas bon d’être trop décalé dans ses journées et ses nuits. »

Aucun souci à se faire concernant l’avenir du jeune artiste de 22 ans, s’il garde cette énergie dont il déborde pour faire résonner au maximum l’impact de ses mixtapes sur nos plateformes de streaming. Sorti le 23 novembre dernier, Hyakutake a encore un bel avenir dans nos écouteurs, mais Tengo fait déjà préchauffer le four pour la suite dans son fameux sous-sol. Et à propos de la suite, on ne pourra pas lui reprocher le manque d’organisation : en premier plan sur la pochette de Hyakutake, un labyrinthe se dresse sous nos yeux, la plus belle représentation de notre avancée dans la vie selon le rappeur, passionné de mythologie grecque comme il le disait au début de la rencontre. Mais plus encore, ce labyrinthe se place comme un signe avant-coureur d’une annonce que le rappeur a en tête depuis qu’il a commencé le rap, et qu’il veut bien nous donner ici : son premier album s’appellera Labyrinthe de Pan ! Mais chaque chose en son temps…

Jeune Yougo

Check

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