Hip-hop et sneakers: une histoire d’amour, de rue et de fric – Check

Hip-hop et sneakers: une histoire d’amour, de rue et de fric

19 mars 2018

Vincent Schmitz

Les comptes Paypal risquent de chauffer: le 26 mars est synonyme de Air Max Day, date anniversaire du mythique modèle de Nike, et annonciateur de nouvelles sorties en cascade. Mais si la marque reste la préférée des sneakerheads et la star des rues – donc (ou à cause) des rappeurs – elle a longtemps préféré miser davantage sur les champions du sport que des punchlines, contrairement à son grand rival Adidas. Retour sur trente ans d’amour entre hip-hop et baskets (blanches), avec un focus spécial Air Max pour fêter ses 31 ans.

Au commencement, il y avait, comme souvent, Def Jam et Michael Jordan. Et un LL Cool J plein de la morgue d’une jeunesse prête à en découdre avec les conventions, en Nike Air Jordan premières du nom à l’arrière de la pochette de son premier album, “Radio”. En plus de la chaîne en or, du bob et des bras croisés bien haut. Nous sommes en 1985, “Mr Smith” (17 ans) comme “His Airness” (22 ans) sont promis à tutoyer leurs cieux respectifs mais ils devront encore attendre un peu. Forts de leurs millions de ventes, les autres poulains de Def Jam se pavanent déjà en trois bandes, bientôt imités par des milliers de kids fanatiques. Les trois membres de Run-DMC donc, puisque l’on parle des vraies stars de ce label alors naissant, arborent en effet les mêmes accessoires et postures que leur collègue lover mais en version panoplie Adidas. Ils deviennent le symbole d’une nouvelle approche vestimentaire dans le rap. Au placard, les tenues extravagantes des pionniers, héritées du glam rock et du disco, en cuir, motifs léopard et chapeaux improbables. Place au style de tous les jours sur les scènes new-yorkaises, le streetwear en représentation, rude comme leur musique.

Habillés à la ville comme en concert, LL Cool J donne de l’aura à la paire de Nike, Run-DMC propulse les trois bandes vers des sommets et écrit le premier chapitre officiel de cette lente histoire d’amour, avec pour hymne officiel “My Adidas”. Aux pieds, des Superstar (comme dans leurs rues), parfois sans lacets (comme dans les prisons américaines). Coup double: citer le bon modèle de chaussures, c’est s’offrir à moindres frais un ancrage dans la rue, et la marque bénéficie de son côté d’une campagne marketing gratuite. Même si Lacoste, par exemple, goûtera moyennement les hommages appuyés d’Arsenik.




 

Six zéros

Dans leur complet de chez Adidas, les Run-DMC attirent l’attention de la marque mais c’est lors d’un concert en 1986 au Madison Square Garden que naît l’idée d’un contrat. Quand, surpris, un ponte des trois bandes voit des centaines de fans brandir leur paire de chaussures à l’unisson. Suivront une édition spéciale Superstar et même une ligne de survêtement (toujours en vente), et surtout un chiffre à six zéros. C’est beaucoup, mais moins que les bénéfices dégagés par cette première association du genre (on parle même de cent fois plus).

Au-delà du marketing, c’est toute la relation entre la mode et le hip-hop, le streetwear et le sport, qui prend son envol. Un coup de génie d’Adidas qui, en reconnaissant déjà l’influence du rap sur le style adopté par la jeunesse, signe en quelque sorte la naissance officielle d’une “hip-hop sneaker culture”. Et balaye accessoirement Nike alors en pleine expansion. Effet collatéral: la Stan Smith, dont plus personne de sensé ne peut aujourd’hui supporter la vue, connaît aussi une seconde jeunesse grâce au hip-hop, en dansant le Mia, au coin d’un HLM 3 ou en suivant les tribulations de Vinz. Pendant ce temps, la Puma Clyde à gros lacets est toujours installée chez les B-boys et la marque aujourd’hui oubliée British Knights signera bientôt avec des gros noms du rap, comme Kool Moe Dee et Public Enemy pour du placement de produit, déjà, et MC Hammer pour un contrat full package.




Ramène-moi une paire de Air Max s’il te plait

Mais Nike a deux poids lourds dans son sac à dos. Qui s’allieront pour offrir le meilleur de la chaussure de sport. Le premier s’appelle Michael Jordan. Le jeune basketteur songe alors à quitter la firme américaine mais Tinker Hatfield, designer fraîchement arrivé et deuxième botte secrète, réussit à le convaincre de rester dans le giron du swoosh. De cette association sort en 1988 la Jordan III, mythique, à l’imprimé éléphant et au célèbre logo “jumpman”.

Un an avant, le même Hatfield avait déjà eu une autre idée qui fera date: la Air Max. Inspiré par le centre Pompidou, duquel on pouvait voir les tubes d’aération de l’extérieur, il imagine une bulle d’air apparente. La fameuse technologie Air prend alors tout son sens et la révolution est en marche dans la rue, T-MAX, Air Max, c’est la street, résume Seth Gueko dans “Dodo la saumure.” Taxi que si je paye avec mes Air Max, balance Booba pour résumer en une phase son passage en prison et un quotidien sombre des quartiers.

Une coupe parfaite et déclinable, du confort, et du rouge vif sans tomber dans l’extravagance… de quoi devenir le symbole de la seule richesse à exhiber, dixit Grems dans “Airmax”, qui la dessinera en version “Red OG” sur la pochette de son album du même nom.

https://youtu.be/4V0aGTFlzF4

 

“Your Jordans are fucked up!”

Malgré l’exemple Run-DMC, Nike ne suit pas la concurrence et d’allie exclusivement avec des sportifs. Mais la Jordan IV bénéficiera en 1989 d’un allié de poids dans la culture hip-hop: le film de Spike Lee “Do the right thing”, et cette scène mythique où des sneakers immaculées subissent le pire des outrages. Pas bégueule, l’entreprise surfera les années suivantes sur cette image “street” avec une série de publicités mettant en scène Spike et Mike.




Quant à l’indécrottable jumbo jet Air Force 1, elle est propulsée vers le succès – il s’agirait même du modèle Nike le plus vendu, avec environ 1.700 versions différentes – grâce aux parquets de basket puis à des ambassadeurs rapologiques comme Jay-Z (la légende disait qu’il en changeait tous les jours pour préserver sa blancheur triomphale) ou plus tard Nelly (qui lui consacrera même un hymne) et plus récemment le très tendance Asap Rocky (ton chanteur le plus cool du moment si tu cherches un “+1” pour la fashion week).

Mes requins traînent au quartier

Les années ‘90 ramènent avec elles moins de fun et plus de revendication ou de violence. La west coast avec le gangsta rap, la east coast avec le politique. Rien de bien appréciable pour les marques de sport qui, malgré le succès de NWA, Public Enemy et cie, font un pas de côté en se recentrant sur leurs champions. Une image sulfureuse difficile à négocier quand les gangs s’affrontent et que des jeunes se font violemment arracher leurs baskets, très appréciés par les dealers et hustlers de tout poil, comme tout ce qui était sportswear. La Air Max 95 sera même adoptée par les Bloods et la 98 par leurs rivaux des Crips. A tel point que le modèle porté devient un signe distinctif de ces gangs, comme le dit The Game à plusieurs reprises, notamment dans le classique “Hate it or love it” (I’ll kill you if you try me for my Air Max 95’s).




 

 

 

 

 

 

En Belgique et en France, la Air Max 90 (surtout) et la BW foulent avec succès le bitume de nos quartiers. Le filtre est Marocco, la 90 Air Max, résumait Lino dans “VLB”. Mais c’est le modèle de 98, alias Air Max Plus TN, alias la “requin” qui écope de l’image de chaussure de “racaille” par excellence. Mac Tyer, du légendaire duo Tandem, y consacre même une chanson entière, un classique méconnu sorti en 2006.

Un succès joliment résumé par Youssoupha dans “Clashes”: le bitume c’est les dents de la mer, retiens, la raison pour laquelle on marche en Air Max Requin. Vendue en exclusivité par Foot Locker, elle était la plus chère et la plus agressive du magasin (mon style attire comme la paire d’Air Max à Foot Locker chantait déjà La Brigade en ‘97, dans l’incroyable vivier de punchlines “16 rimes”). L’Italie tombe encore davantage sous le charme tape à l’œil de la “silver bullet” 97 quand même le Japon connaît des problèmes de violence autour de la 95, régulièrement volées dans un pays où la violence en rue restait rare.

« Y avait pas de porte ouverte alors j’ai pété un carreau »

Contrat ou pas, violence ou non, cela n’empêche pas les têtes d’affiche de porter leurs pompes en étendard avec une puissance marketing imbattable. Style et musique gagnent encore en popularité. Le rap ne disparaît pas, il devient de plus en plus important. Ses représentants les plus influents se lancent dans le business de la mode, comme Jay-Z avec son Rocawear, et s’infiltrent dans ce milieu a priori totalement opposé.

Et même Jordan, dont les sneakers continuent à faire tourner les têtes, n’est pas immortel. Allen Iverson lui donne un coup de vieux en matière de com’. Brut, direct, connecté au rap game, il impose son franc-parler et son style en toutes circonstances quand le 23 des Bulls vieillissant en impose en costume. Il défonce en 2001 la porte qui s’était refermée sur la sale dégaine des rappeurs par l’entremise de Reebok. Pour promouvoir sa A5, la publicité met en scène Jadakiss sur une prod’ de Trackmasterz. Le succès est énorme. Les rappeurs redeviennent les influenceurs officiels en chef des sneakers à porter pour être cool.




Pigeons

Reebok, toujours présente grâce à ses bien nommés Classics, continuera d’ailleurs sur sa lancée en collaborant avec Rakim en 2002 pour une association évidente, puis Jay-Z et 50 Cent au top de leur forme (just can’t believe Reebok did a deal with a psycho, dira plus tard ce dernier dans “Stunt 101”). Même Fila s’acoquinera avec le Wu-Tang Clan et Questlove dessinera sa propre Air Force 1.

Parallèlement, la “culture sneaker” devient elle aussi une culture de masse. La Nike Dunk Pigeon, une édition limitée signée Jeff Staple, crée tellement d’effervescence en 2005 que sa vente se termine en grosse bousculade, les nerfs tendus à bloc après plusieurs jours de campement à une époque où l’on ne commandait pas en ligne son modèle rare. Une entrée en demi-teinte dans le mainstream, l’événement attirant du coup une couverture médiatique sans précédent pour des baskets. Mais qui installera l’amour de la belle sneaker immaculée au-delà des quartiers, le grand public comprenant enfin pourquoi Passi s’inquiète de voir que ses baskets blanches vont encore morfler.

https://youtu.be/TE1BYeW9naY

 

Le hip-hop garde une image sulfureuse mais pas seulement, il devient aussi l’un des genres musicaux les plus populaires. Missy pose du brillant sur Adidas, Nas se la joue rétro en Fila… mais la porte s’ouvre surtout à deux visionnaires dans leur genre, liés à l’univers de la mode. Pharrell s’associe à Reebok pour ses Ice Cream avant de fournir à Adidas des éditions spéciales à son nom. Et Kanye West, qui imaginera d’abord une ligne de sneakers pour Louis Vuitton, bouscule tout ce petit monde dès 2009 avec les Nike Air Yeezy. C’est la première fois qu’un non sportif signe une collection Nike mais la firme américaine est trop directive à son goût. Adidas lui offre une liberté totale, encore une première, et c’est donc pour la firme allemande qu’il livre ses Yeezy Boost en 2015.

Bape et la hype japonaise

Et puis forcément il y a les marques et les tendances qui prennent toute l’industrie à contre-pied. C’est le cas de l’énorme hype autour de la marque japonaise “A Bathing Ape” ou “Bape” vers la moitié des années 2000. Là encore, Pharell est dans le coup, mais c’est son nouvel ami Nigo, gourou du street-wear au Japon, qui va changer la donne.

La marque Bape, avec ses coloris aussi criards que cartoonesques et ses paires de baskets hors de prix (copiant souvent les modèles Nike les plus célèbres), va s’arracher partout dans le monde. Très critiquée par les puristes de la sneaker, personne ne s’étonnera de voir Soulja Boy (très critiqué par les puristes du Hip Hop) vanter les mérites de ses Bape dans un clip un peu nul, dont il avait le secret.

Après des années plombées par les multiples contrefaçons (où l’on retrouvait plus souvent la marque sur des marchés de province que dans des clips de rap) Bape connaîtra un retour de hype à partir de 2015, porté notamment par des rappeurs plus talentueux que Soulja Boy, comme Kekra.




 

Aujourd’hui, on ne compte plus les liens entre le hip-hop et les sneakers, qu’il s’agisse de placement de produits, campagnes pub, références en chanson ou collaborations plus étroites. Parce que ce sont les jeunes qui décident de ce qui est cool aujourd’hui et le sera demain. Et la jeunesse écoute beaucoup de rap, même la plus aisée. D’ailleurs, depuis 2013, la Air Max à l’image jadis ghetto opère un retour en force et se retrouve aux pieds de toutes les classes sociales. Nike l’a compris, multipliant les campagnes associées aux rappeurs ces dernières années. On a ainsi pu croiser Joke en Air Vapor Max ou Ichon en Air Max et, plus récemment, Kendrick Lamar signer une ligne de Cortez.

Bonus track

En bonus, deux visualisations. La première compare le nombre de références par marque au fil du temps, sur base des paroles disponibles sur le site Genius. La deuxième, les trois modèles stars des rappeurs.

Crédits photo: Nike