La petite bibliothèque du rappeur français – Check

La petite bibliothèque du rappeur français

5 mars 2018

Vincent Schmitz

Laissez tomber tous les vieux clichés – éculés et ringards – sur le prétendu manque de culture des rappeurs. Depuis le début des années 90, ce courant musical est rempli de références littéraires ou de formules de style qui feraient fantasmer le plus érudit des Académiciens. C’est le moment d’ouvrir le grand bouquin du Rap.

Minuit dans mon lit, lis ce livre puis le termine, fredonne un Cuizinier insomniaque dans « J’ai pas sommeil”.  Elle est belle mais très seule, cette référence à la lecture, dans l’album “Bâtards sensibles”. Et rare dans le rap en général, même si on peut pointer quelques “grands lecteurs” ou quelques saillies, comme le romantisme souterrain de Convok, qui aime regarder les filles qui lisent dans le métro.

N’en déplaise aux esprits obtus, la littérature est toutefois bien présente en filigranes. Le même Convok, par exemple, ajoute: je trouve ça sexy comme une flic dans son cachot. Une façon très rapologique mais aussi littéraire d’associer des images inattendues, par la comparaison ou la métaphore (voire la “métagore”). Comme l’est aussi le talent d’empiler différents niveaux de langage, résumé par La Rumeur dans “Le coup monté”: Je suis l’agrégé de Sciences-Po, des conversations de bistrot, diplômé d’argot littéraire, de vocabulaire de més-pau. Idem pour les oxymores, polysémies, ellipses, hypozeuxes et autres figures de style qui émaillent les textes.

Plus ou moins consciemment et adaptées à l’oral, car si le rap est un cousin de la littérature ou de la poésie, il est aussi un héritier de la ballade, des griots, du spoken word…. et reste, surtout, de la musique. Qui doit au moins casser la nuque (sinon, ça s’appelle du slam et vous savez ce qu’on en pense).

Si le rap partage avec la littérature des mêmes fondations, c’est d’abord par cette volonté de maîtriser la langue, celle de la rue comme la plus académique. Déjà en 1990, Assassin avait “La formule secrète” et le manifeste fondateur “Je rap” de NTM disait: Je rap, phase, façonne la phrase / Caressant, domptant, sculptant les mots / Je maîtrise, que dis-je, j’excelle / Je contrôle ce domaine à un point tel / Que les mots, les phrases, les sons, les rimes / Semblent être les victimes / De mon toucher, de ma pensée / De mes idées, de mon parler. De la p***** de poésie qui anésthésie la peine d’Arsenik et exorcise celle de Tekilatex, IAM allant jusqu’à en faire sa “prostituée”. Même un provocateur nique les règles grammaticales, on est pire que des animals de Bauza (“Premier suicide”) s’inscrit dans la catégorie anticatastase, encore une figure de style littéraire.

Parallèlement, comme dans tous les domaines de la (pop)culture, le name-dropping, initié justement dans le roman contemporain par Bret Easton Ellis et d’autres, s’est aussi confortablement installé dans le rap. Les textes sont plus compressés, plus cinématographiques aussi; le récit moins linéaire, ajusté à des prods aux influences trap. Au point de sonner parfois comme un nébuleux cadavre exquis, voire un cut-up bourroughsien, et de développer la technique dite du “hashtag rap” (une courte pause avant un nom ou une marque qui illustre la phase précédente), favorisant évidemment ce name-dropping. Récemment, beaucoup de mangas, le plus souvent en version animation. Du cinéma toujours, de la télévision, des marques, du foot… toute référence partagée par le plus grand nombre d’auditeurs, créant instantanément des images dans la tête de l’auditeur. Mais peu de références directes à la littérature, qui resterait un domaine réservé aux privilégiés.

Quoique, quand on y prête attention, elles sont tout de même bien présentes, entre intertextualité (ou transtextualité) et name-dropping. Tour d’horizon non exhaustif et prétexte à quelques conseils lectures, avec en bonus une playlist bookclub qui reprends les titres cités (et d’autres pour faire encore davantage le tour de la question en chansons).




Le scolaire 16e

La littérature classique est la plus fréquemment citée dans le rap francophone, souvent de manière détournée. Sans aucun doute parce qu’elle fait partie d’une culture scolaire et/ou populaire intégrée, peuplée de personnages emblématiques que chacun connaît. Sans même parler de ceux passés dans le langage courant, tel Don Juan.

Mais pas seulement. Quand le D.U.C. reprend Montaigne, c’est pour le détourner suffisamment pour se l’approprier. On peut en effet entendre dans “Pitbull”: Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son boule. Soit dans les “Essais” de Montaigne: Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul!

Idem lorsque Juliette, avec ou sans Roméo, est évoquée. L’histoire d’amour, déjà assez violente sous la plume de Shakespeare, se voit encore régulièrement moquée ou amochée, par Passi dans les “Les meufs du show-biz” ou plus récemment par PNL dans “Le monde ou rien”. Plus rare, Rabelais s’offre lui une incursion détournée via MC Solaar et sa science sans conscience égale science de l’inconscience (“La concubine de l’hémoglobine”), tirée de ce conseil à Gargantua pour assurer sa bonne éducation: Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Carrément obscur, Damso cite lui le philosophe italien Tommaso Campanella dans “Poséidon” (iconoclaste comme Campanella).




Le symbolique 19e

Le 19e siècle est celui qui inspire le plus le hip-hop français, de manière plus franche que le 16e. Et, assez logiquement, Victor Hugo tire l’essentiel de la couverture. Plus précisément avec son oeuvre ultra-connue (même sans l’avoir lue) “Les Misérables”, portrait du Paris pauvre au 19e siècle, et donc forcément liée aux propos rapologiques. Surtout du côté de Jean Valjean, orphelin non instruit mais puissant qui se retrouvera au bagne après avoir volé du pain, avant de tenter plusieurs fois de s’évader, longtemps animé par une soif de vengeance envers une “société injuste”.

Rim’K le cite ainsi dans “Pour ceux” et encore plus explicitement dans “Assoce de…” (Appelle-moi misérable si tu veux, c’est pour les Jean Valjean du 9-4, de mon hall). Sofiane transpose lui aussi le héros des “Misérables” dans son quartier, de manière encore plus affirmée (J’suis un mec du 9-3 comme Jean Valjean, dans “Un ami à nous”).

Gavroche, issu du même roman et symbole par excellence de l’enfant des rues, a aussi droit aux faveurs des rappeurs. Sniper qui rappe à la Gavroche dans “J’te parle” ou le “Gavroche Style” de Seth Gueko, qui ajoute son alter-ego féminin dans “Veni Vidi Vici”: viens faire un brin de causette avec des misérables”.

Autre personnage populaire dans l’oeuvre de Victor Hugo: Quasimodo, représentant de l’homme rejeté pour sa différence. Comme Disiz dans “Polyurethane”, beau comme un cœur, on m’regardait comme Quasimodo; ou Solaar Claudio quasi Quasimodo dans “La 5ème saison”. Le héros de “Notre-Dame de Paris” est aussi (évidemment) utilisé pour symboliser la laideur en tant que telle, par exemple par Alkpote dans “Aksimodo” et Roméo Elvis dans “Strauss et paillettes”. Ou plus symboliquement par les Psy4 de la Rime dans “Où aller”: J’ai le dos à Quasimodo à force de porter mes péchés.

Personnage universel, toujours du 19e, Cyrano de Bergerac inspire de plusieurs façons nos amis rappeurs. Par le nez, évidemment, comme Akhenaton dans “Je suis peut-être” (J’ai peut-être le tarin de Cyrano) ou pour son talent oratoire (J’écris des rimes crado, tout comme Cyrano, Alkpote dans “Déjà mort”), voire les deux avec Davodka (Y’a pas d’surprise pour la bonne rime, on a du pif comme Cyrano dans “Tour de passe-passe”). Ou, plus intéressant, en évoquant l’habileté du héros d’Edmond Rostand (qui a défait seul cent hommes et battu à l’épée le vicomte Valvert tout en rimant, quand même). Ainsi, Rocca dans “Mot pour mot” qui t’essouffle au micro, Façon Bergerac Cyrano. Sans oublier Oxmo Puccino, rebaptisé “Black Cyrano de Bergerac” pour une interlude oratoire habile et bien placée entre “Sortilège” et “Mensongeur”.




19e siècle toujours, avec les obligatoires poètes français. Du plus facile quoique surprenant (J’ai la plume à Rimbaud, j’défouraille comme Rambo, par la MZ dans “Brrr”) à l’historique (Les muses sont peut-être des déesses attirées par des vains mots / Mais comme les poètes, elles disparaissent et Verlaine tire sur Rimbaud, Dooz Kawa dans “Le temps des assassins”) en passant par le connaisseur (Je trouverai mon Abyssinie, moi l’Arthur Rimbaud, Gaël Faye dans “Je pars”). Fidèle à son astuce, Solaar spoile la fin du “Dormeur du Val” dans “La Concubine de l’hémoglobine” pour ajouter de la puissance à son propos.

Baudelaire n’échappe pas non plus aux facilités mais a droit à certains morceaux de bravoure autour du spleen, qui traverse “Les Fleurs du mal”, notamment par la voix de Jazzy Bazz dans “64 mesures de spleen”. Moins souvent cité, Verlaine se voit sollicité par JP Manova dans “Actuel” ou par Sadek qui n’a pas besoin de la plume de Verlaine pour te déclarer sa flamme dans “What’s Love”. Rockin’ Squat rend quant à lui hommage au moins évident Alfred de Musset avec le titre “Enfant du siècle” (tiré de “La confession d’un enfant du siècle”, unique roman – en prose – du poète, qui sera aussi le titre d’une trilogie du leader d’Assassin), tout en en profitant pour name-dropper de nombreux autres auteurs dans ce même texte.

Reste Tolstoï, dont le “Guerre et Paix” offre des punchlines à moindre frais, et Maupassant, à qui Damso rend un hommage pileux (T’es plus poilue qu’la moustache de Maupassant, ”Quedelavie”) et Nekfeu un hommage tout court dans “Le Horla”, basé sur l’oeuvre du même nom. L’album “Feu” compte d’ailleurs plusieurs titres de livres, plus contemporains: “Martin Eden”, roman de Jack London dont le héros est un jeune auteur issu d’un milieu pauvre (On a le rêve dans le cœur, le cauchemar dans les veines / Mais plus je monte et plus j’m’identifie à Martin Eden) et “Risibles amours”, recueil de nouvelles de Milan Kundera autour des relations amoureuses, comme le texte du rappeur. Il avait d’ailleurs déjà évoqué l’écrivain tchèque dans “Princesse de feu” (Comme Kundera, la légèreté de l’être m’est insoutenable).

https://youtube.com/watch?v=7eA1g1aKV7I

Le petit 20e

Si Nekfeu puise dans le 20e siècle, il fait presque figure d’exception (avec quelques autres, voir plus bas). Solaar joue tout de même malicieusement avec Proust dans “Obsolète” (L’allégorie des madeleines file, à la vitesse de Prost) quand Lord Esperanza part à la recherche du temps perdu  dans “Sol d’étoiles”. Le même Lord qui fait se rencontrer Proust, Orwell et le Roi Heenok dans “Tutoyer le ciel”: Scruté par les yeux d’Orwell / La concurrence porte des sarouels / J’vais t’aimer dans les toilettes, why not ? /  Incontournable, comme le Roi Heenok.

Avec son “1984”, Orwell permet d’ailleurs d’évoquer en peu de mots une société totalitaire, quand Houellebecq fait de timides apparitions chez Veence Hanao (Ben ouais l’blème, c’est que j’chante pas comme Delpech / Même pour les gars d’l’ONEM qui lisent Houellebecq, dans “Force et honneur”), Passi, (Fêlé tel Houellebecq, dans “Mon Psy”) ou chez Nekfeu, encore lui, dans “Tempête”.

On retrouve aussi Balzac et Bourdieu chez Primero (“Embargo”), Camus chez Damso (“J’suis dans le tieks”) Perec chez Solaar (“Les temps changent”) et Fitzgerald chez Joe Lucazz (“Gatsby”). Surtout, le trop rare roman contemporain sauve l’honneur avec deux petits bijoux. “Demande à la poussière” de John Fante est mis en avant de façon un peu balourde par Nekfeu dans “Point d’interrogation” (J’demande à la poussière comme John Fante). Et plus subtilement, Veence Hanao convoque dans “Chasse et pêche” l’homme-dé de Luke Rhinehart (Faut tout regarder pour pouvoir jouer l’blasé / Dans ma poche, le spectre du fantasme de la vie d’un homme-dé).




Césaire

Quand le triste sire Henry de Lesquen parle de “musique nègre” à bannir, Kery James invite deux des autres meilleures plumes du rap français pour lui répondre, dans une ode à l’histoire politique noire. Dans le clip, Youssoupha apparaît avec la tenue des “immortels” académiciens, pour ajouter à l’insolence. Et rendre du même coup hommage au Sénégalais Léopold Senghor, le premier académicien africain et l’un des fondateurs du mouvement littéraire de la négritude, initié par Aimé Césaire. Lino qui disait déjà  dans “Requiem”: je vais tuer rimbaud pour rendre à Césaire.

Le poète et homme politique martiniquais est d’ailleurs le plus revendiqué. Booba à plusieurs reprises (“OKLM”, “Parlons peu” ou encore “Top Niveau”: je prends à César ce qui est à Aimé Césaire), Demi-Portion, Disiz (J’ai la rage d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon dans “J’ai la haine”), Kalash Criminel, Casey, Flynt, Youssoupha dans “Rendons à Césaire“, ou encore Arsenik qui réécrit des vers de Césaire dans “Paradis assassiné” (J’habite une blessure, un coin où rage immigre / Qui ne comprend pas ne comprendra jamais le rugissement du tigre).

Frantz Fanon, anti-colonialiste et théoricien auteur de plusieurs livres fondateurs sur la lutte contre l’oppression des peuples, est lui aussi souvent cité pour appuyer un message plus engagé, qui rappelle que l’histoire est aussi écrite par d’autres auteurs que les classiques enseignés. La Rumeur reprend le titre d’un de ceux-ci avec “Peau noire, masque blanc”. Youssoupha dit aussi mon histoire est écrite par Frantz Fanon et Sankara dans “Noir désir” et Kery James a choisi une cause et la défend comme Frantz Fanon dans “J’suis pas un héros”




Les grands lecteurs

Outre Nekfeu qui a fait son coming-out littéraire avec “Feu” et Abd Al Malik qui a quitté les territoires rapologiques pour assouvir sa passion de la littérature par le slam, le théâtre et l’écriture, on peut pointer trois rappeurs grands lecteurs: Rocé, Lucio Bukowski et Georgio. (Disiz terminant l’air de rien au pied du podium, rendez-vous dans la playlist pour le constater).

Rocé est sans doute le rappeur qui réussit le mieux à allier musicalité et subtilité. Ses lectures sont le socle de ses textes précis, érudits et ciselés en évitant la démonstration ou le cours universitaire. On peut deviner Léon Gontran Damas, Hannah Arendt, Judith Buckler, Edward Saïd, Amin Maalouf ou Edouard Glissant; croiser Frantz Fanon, Aimé Césaire, Kateb Yacine ou Olympe de Gouges (dans “Je chante la France” et “J’rap pas pour être sympa”) ainsi que du Nietzsche (dans “Appris par coeur”) et du Bourdieu (dans “Habitus”) revisités. Dans un registre plus politique et engagé, La Rumeur joue dans la même catégorie.

Georgio a lui des lectures poétiques et pointues, qu’il partage régulièrement sur son compte Instagram. Dans son album “Héra”, on croise ainsi le poète russe Vladimir Maïakovski et le romancier Hemingway (dans “Svetlana et Maïakovski”), l’écorché Antonin Artaud (dans “L’espoir meurt en dernier”) et même le romancier voyageur Sylvain Tesson (dans “La vue du sang”).

Lucio bukowski est de son côté le champion du name-dropping littéraire, qui aurait pu être cité tout au long de cet article. Là où Rocé puise son inspiration dans les ouvrages sociologiques ou les essais en général, et Georgio dans la poésie, Bukowski est une librairie à lui tout seul. Depuis son blase jusqu’au bien nommé “Littérature” où il cite des dizaines d’oeuvres ou d’auteurs, classiques ou contemporains. Et l’ensemble de sa discographie en compte des centaines, rendez-vous ici pour vous faire une idée très précise.

https://youtube.com/watch?v=fk1VWRy4-1U

Pour aller plus loin dans une analyse comparée entre textes rap et littéraires, plongez-vous dans le livre “Sans fautes de frappes” de Bettina Ghio. Pour tout savoir sur la “métagore”, dans l’article “Booba, ou le démon des images” publié dans la Nouvelle Revue française en octobre 2003. Pour tout le reste, dans tout ce qui est cité plus haut; dans Césaire, “Martin Eden” et “L’homme-dé”; et surtout dans “Demande à la poussière” parce que tout le monde devrait lire tout John Fante.

Photo d’illustration – Cover Booba – Trône