Vous allez tous écouter Moka Boka – Check

Vous allez tous écouter Moka Boka

3 septembre 2018

Moka Boka est un artiste sensible et fascinant. Le genre de mec qu’on a envie d’écouter rapper pendant des heures. Le jeune belgo-congolais est parvenu à attirer l’attention d’un public avisé et des professionnels de la musique. Jusqu’à la sortie cet été d’une version live de Sourire chez Colors. Pour découvrir l’univers de cet artiste prometteur, nous l’avons rencontré, il y a quelques semaines, au parc Tenbosch à Bruxelles.

Un artiste mélancolique ?

Fidèle à l’artiste, toute l’interview se fera sur le ton de la quiétude. Mais c’est à travers cette tranquillité que Moka livre une introspection touchante, rythmée par ses doutes et ses éclats de rire. Conscient du pouvoir de l’évocation, Moka tient à la simplicité des mots qui cache parfois un sens bien plus profond qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs ce qui caractérise selon lui le titre de son dernier album: « ‘Pas de pluie, Pas de Fleurs’ c’est très simple. Mais en même temps il y a plein de sens derrière ça ». Ce n’est pas seulement de la naïveté du langage que Moka nous parlera mais aussi de la sienne, ou plutôt de sa perte, qui fût une de ses premiers sources d’inspiration.

D’un père congolais et d’une mère belge, la culture afro mais aussi la thématique du métissage, et les questions identitaires qu’elle invoque, occupent l’esprit de Moka durant sa jeunesse : « Comme j’étais fort dans ma bulle, j’ai été confronté à la réalité de la vie assez tard ». Les injustices qu’il découvre, inégalités sociales et racisme en tête de liste, ouvriront ses yeux d’enfants sur un monde plus dur qu’il ne l’imaginait.

Le racisme, Moka le ressent dès l’école, lorsque des professeurs ne considèrent aucun potentiel en lui : « On me disait « t’es un cancre » et des délires comme ça ». Mais s’il les côtoient de loin, l’artiste ne se sent pas directement concernés par les « réalités de rue » souvent narrées par les rappeurs : «Je veux pas faire mon malin en mode ‘Je suis un voyou’, c’est pas vrai tu vois. Pourtant j’habite dans un quartier où y’a pas mal de voyous qui traînent dehors. (…) Et puis j’ai des cousins qui sont un peu dans la rue et tout… donc c’est des trucs que je connais mais c’est pas ça qui me parle ». D’ailleurs, il s’oppose à la réduction du hip-hop à la simple pratique de « racailles », chose courante à l’époque de ses débuts dans le rap selon lui :  « On le rattachait beaucoup à ‘le voyou’, ‘le gangster’, et tout tu vois. Alors que c’est plus que ça ». « Plus que ça », c’est-à-dire que, comme Moka Boka nous le montre en musique, le hip-hop est aussi un art.

Une création, parfois spirituelle, qui livre une interprétation originale du monde qui nous entoure. Ses morceaux en attestent spontanément, mais jamais sans douceur : « J’aime pas trop dire les choses de manière brusque tu vois? Et donc les thèmes sur lesquels je parlais c’était souvent mes émotions, comment je me sens au fond de moi, les injustices de la société (…) y’a plein de choses qui sont injustes, et à travers ma musique j’en parle ». Ainsi le ton de sa musique est donné, celui d’un spleen qui serait propre à notre génération et que Moka Boka tient à exprimer : « Ce n’est pas intéressant de parler juste de meufs, de drogues ou de trucs comme ça, c’est vraiment pas intéressant. Tu vois y’a des trucs plus deep que ça, des sujets à traiter. Par exemple moi je parle des émotions. Tu sais de la dépression, ces trucs là, ces trucs réels. Qui est lié aussi à notre génération, la jeunesse d’aujourd’hui tu vois ».




D’ailleurs, ce qui revient souvent quand on parle du rappeur, c’est le terme « mélancolie ». Quand on lui demande ce que ce concept représente pour lui, il nous répond : « Moi-même je suis quelqu’un comme ça au fait. Je réalise que les trucs nostalgiques et mélancoliques ça m’émeut, et ça me fait du bien aussi, bizarrement ». Il poursuit : « Souvent j’aime bien écouter des musiques tristes, ça m’apaise ». Ainsi l’artiste semble se complaire dans la constatation de l’impossibilité d’une réalité toujours parfaite. Pour lui, les histoires romantiques et belles « ça peut pas durer. C’est juste un temps et puis ça passe ». Au travers de sa musique, il constate que l’idéalité ne peut être qu’éphémère. Serait-il un utopiste repenti ? « Non toujours, c’est un truc que j’essaye de garder ». Il rigole : « En fait je me mens à moi-même ! ».

Plus encore, on pourrait dire qu’optimisme ne rime pas forcément avec utopie pour Moka Boka. Il nous apprend que Pas de Pluie, Pas de Fleurs contient des titres écrits parfois il y a deux ans, alors qu’il se trouvait dans une période plus sombre de sa vie : « Il y a un côté très dark, mais toujours un côté positif aussi je pense. Et je trouvais que Pas de Pluie, Pas de Fleurs ça mêlait bien les deux (…) ça c’est un peu l’histoire de ma vie, t’sais, entre deux trucs à chaque fois ». Ainsi derrière le rappeur se cache parfois un dialecticien : noirceur rime avec lumière, mélancolie avec espoir, pluie avec fleur.

Identité et authenticité

Avec Moka Boka, la performativité du langage semble gagner en puissance dans le rap : « Je crois à la force de la parole et de la prédiction ». Créer devient non seulement une façon de se motiver mais aussi de se dire « ça va aller », ce qui serait déjà, réellement, aller en ce sens : « C’est ça que dans la musique j’aime bien, dire que tout se passera bien, même si c’est pas sûr. Et c’est bien d’y croire quand même, un peu ». En fin de compte, sa mélancolie (trop) souvent signalée ne serait donc qu’une phase : « ce que je trouve dommage dans le domaine artistique c’est que souvent on étiquette en disant « il fait ceci ou cela » (…) oui il y a un truc qui est propre à tous les artistes, ton style, ton identité, c’est propre à toi. Mais je pense qu’il faut se pousser et être capable d’être versatile, de maîtriser un peu tous les genres, tous les styles. Pour moi un rappeur pro c’est ça ». Pour être un bon rappeur, il faudrait donc maîtriser l’art de l’ipséité et de la diversité en même temps. Car Moka Boka nous répète qu’il reste important de ne pas se perdre. Mais perdre quoi ? Comment définir ce qui fait l’identité artistique d’une personne ? Il nous livre son analyse : savoir « qui on est » serait la force d’un artiste. « Ma théorie c’est que je suis juste moi-même, et ça c’est un truc que personne peut enlever à personne (…) plus tu es conscient de ça, plus tu seras inébranlable ».

Mais cette recherche de l’affirmation de soi ne risque-t-elle pas de tomber dans le narcissisme ? « On peut dire que c’est égocentrique mais moi je pense pas au fait. C’est juste que tu t’assumes. Et c’est à ce moment là que tu réalises que tu dois te satisfaire toi-même ». L’authenticité semble donc être l’exigence première de l’artiste. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des artistes tels que Kanye West et 50 Cent l’ont inspiré en premier lieu. Mais ce souci du vrai remonte également à l’origine du rap pour Moka Boka : « L’histoire du hip-hop etc., ça a été créé dans les ghettos, par la population afro. En fait ça a été créé parce que il y avait une oppression. Et du coup, moi je pense que ce qui est important dans le hip-hop, c’est de rester vrai. C’est juste ça ». Cependant, la conscience d’une réappropriation culturelle ne doit pas entraver l’universalité de la musique pour l’artiste : « C’est une fierté un peu pour une population de se dire : ok, on a créé ça tu vois. Mais ça appartient à tout le monde, parce que c’est de l’art et c’est libre. Mais…il faut juste rester vrai. »

« Celui qui dit les choses » de père en fils

Cette recherche de vérité, la volonté de la clamer haut et fort, Moka Boka y voit également un potentiel acte politique. Puisque le pouvoir passe à côté de son devoir, qu’il cache trop certaines réalités, l’art continue à les dévoiler : « Je pense qu’il y a une responsabilité de la part des dirigeants, d’éduquer la population occidentale. Et de leur dire : ok, on a déconné, on a fait ça, et d’expliquer tu vois. Et en fait ça se fait pas (…) et l’éducation c’est quoi? C’est la culture. Du coup je pense que c’est là qu’intervient le rôle des artistes ». Si le fait de dire les choses est une fonction relayée par la culture, il est aussi un héritage familial pour le rappeur. « Moka Boka » est inspiré de son nom de famille, Manokaboka. Reprendre Boka, c’est une façon de représenter son père, également musicien : « Comme une sorte d’héritage ». Quand à Moka, s’il l’adopte d’abord en référence à son métissage, il découvrira plus tard, comme un signe, son sens en Kikongo : celui qui dit les choses.

Faire de l’argent par amour

Sous ses airs de personnage lunaire, Moka Boka a de l’ambition : « Dans la vie tu fais un truc, ça se passe. Mais c’est pas suffisant. Il faut avoir une idée, y croire, beaucoup. Il y a une part de mental, de spirituel. Mais il y a aussi une part de physique et d’action ». Dans dix ans il se voit gagner sa vie grâce à la musique, avoir des tournées, son business. Il a d’ailleurs récemment inauguré son merchandising, en lançant une édition limitée de t-shirts, rapidement écoulée. Mais même lorsque l’on parle d’argent, la famille n’est jamais loin : « Je serai sécurisé financièrement, pour mon entourage. C’est un truc que j’aimerais vraiment faire pour mes parents (…) on est dans un système capitaliste, il faut l’argent. Moi personnellement, je m’en fiche, je le fais pas pour l’argent ». L’objectif de l’artiste est de pouvoir rendre à ses parents ce qu’ils lui ont donné, même dans les temps les plus durs : « Est-ce que eux devaient me nourrir ? (…) je sais qu’ils ont galéré. Je viens pas d’un milieu très aisé et ça m’a fait beaucoup de mal de voir mes parents galérer ».

Si cette douleur s’est parfois muée en sentiment de révolte, elle est aujourd’hui une autre source de motivation : « J’ai pas envie d’être dans la même situation, et moi j’ai beaucoup plus de chance comparé à eux aussi. Donc le fait d’être bien financièrement, ce serait une belle chose ». Moka Boka conclut la question financière en rigolant : « on peut dire que c’est par amour en fait ».

Et maintenant ?

Aujourd’hui Moka Boka prépare ses prochains projets, Pas de pluie, Pas de fleurs déjà relégué au passé. Il nous confie vouloir tester de nouvelles choses, s’essayer à des sonorités différentes : « Je pense que je suis à une phase où je peux encore me permettre de tester des trucs ». « Tester des trucs » c’est aussi tenter de se dépasser, devenir un artiste en constante exploration créatrice : « j’aimerais que ce soit tout le temps le cas, jamais me limiter, tout le temps changer (…) une fois que les objectifs sont atteints il faut en trouver d’autres, toujours ». Si le dépassement est un processus qui l’intéresse en soi, l’inaccessibilité est, de par son impossibilité, l’exigence ultime que Moka Boka se donne : « une chose est sûre, c’est qu’on sait qu’on va mourir. Je suis pas encore mort, alors je fais des trucs (…) des trucs inaccessibles, c’est ça qui est excitant ». Ecouter sa musique, c’est s’enhardir à faire de même.




(Crédits photos: David Baatzsch)