Pitié, écoutez les albums plus d’une fois avant de donner votre avis – Check

Pitié, écoutez les albums plus d’une fois avant de donner votre avis

21 juin 2018

Après le succès critique et commercial de Batterie Faible et surtout d’Ipséité, le nouvel album de Damso était particulièrement attendu, et bon nombre d’auditeurs espéraient pouvoir se mettre sous la dent un classique instantané, le genre de disque qui marque son époque et met tout le monde d’accord sans la moindre discussion. On va s’en servir comme cas d’école pour essayer d’aller plus loin.

Teasé depuis des mois par le biais d’images subliminales et de messages codés, la sortie de Lithopédion constituait donc l’un des événements rap francophone de l’année, une situation à double-tranchant pour l’artiste : certes, l’engouement s’auto-alimente et assure au disque un succès commercial joué d’avance, mais en face, l’attente quasi-messianique comporte le risque de faire bien des déçus.

Un album, deux ambiances

Dans le cas de Lithopédion, c’est d’ailleurs précisément ce qu’il s’est passé : ce vendredi 15 juin, conquis par les deux précédents albums de Damso, le public s’était mis en tête de lancer l’écoute d’un chef d’œuvre absolu. Une écoute inattentive avec une paire d’écouteurs bon marché plus tard, le verdict était tombé : déchu de ton trône, Damso était redevenu un rappeur quelconque, dont la propension à jouer sur les double-sens et métaphores s’était transformée en handicap infranchissable pour des auditeurs qui avaient pourtant pris le temps de comprendre et d’analyser des titres aussi peu abordables de prime abord qu’Une âme pour deux -le plus incroyable reste les réactions datées avant la sortie officielle de l’album, et donc basées sur un leak à la qualité douteuse.

https://twitter.com/unsalearabe2/status/1008114228862029824?s=21

L’idée ici n’est évidemment pas de défendre le dernier album de Damso -à titre personnel, cet album ne m’intéresse pas et je n’ai pas prévu de l’écouter. Mais avant de s’affirmer déçu et de considérer qu’il est inévitablement moins bon que ses deux précédents disques, ne vaudrait-il pas mieux prendre le temps de se risquer à quelques écoutes supplémentaires ?

https://twitter.com/Zedkara/status/1007255487916707840

Evidemment, la réflexion qui se fait ici au sujet de Damso est très générale : elle est applicable à n’importe quel artiste, quel que soit le genre et l’époque. On ne compte plus le nombre d’album qui provoquent une déception quasi-unanime dans les vingt-quatre heures qui suivent la sortie, mais qui finissent par perdurer et par devenir, sinon des classiques, au moins des albums marquants à l’échelle d’une discographie d’artiste.

Se méfier de soi-même

Oui, il faut du recul pour comprendre les intentions artistiques d’un album -ou, de manière plus large, d’une œuvre. On peut appliquer le même type de schéma au cinéma ou à la peinture : n’avez-vous jamais apprécié à plus forte raison un film au scénario complexe lors de son deuxième visionnage, après avoir mieux compris les liens entre les personnages et les subtilités de l’intrigue ? Ou, pour prendre un exemple plus explicite : essayez d’apprécier un tableau de Pablo Picasso dès le premier coup d’œil. Si vous êtes profane, vous allez vous contenter de penser que votre petite sœur aurait pu faire mieux. Regardez le même tableau, avec les explications d’un expert, et toute la symbolique, toutes les perspectives vous sauteront aux yeux comme une évidence, vous permettant d’apprécier différemment le travail du peintre. Rien ne dit que vous aimerez plus qu’avant l’œuvre en question, mais au moins vous aurez compris ce que l’artiste voulait vous dire.

La problématique du jugement définitif dès la première écoute n’est pas nouvelle dans le rap, mais tend à devenir une norme de plus en plus ancrée dans les mentalités (en particulier chez les nouvelles générations, mais pas que), avec le système binaire de réactions qui en découle : j’écoute et je deviens euphorique ; ou alors, j’écoute et je rejette en masse. Pas de compromis possible, et surtout pas de réflexion, pas de période de doute pendant laquelle on se dit que quelques écoutes de plus pourraient servir à se forger un avis. La musique entre par une oreille, traverse la boite crânienne, et ressort sans laisser la moindre empreinte. Dès les premiers instants, il faut avoir un avis définitif et tranché.

Génération « première écoute »

La culture des réseaux sociaux est probablement l’une des premières à incriminer dans cette affaire : avec eux, il faut avoir un avis sur tout, avec une instantanéité qui nuit à tout type de prise de recul. Quel que soit le type d’événement, d’information, ou de produit culturel, on suit le flux et on participe par une réaction immédiate. Si vous prenez le risque d’attendre quarante-huit heures ou une semaine pour dire ce que vous pensez d’une polémique, vous allez passer à côté. Même chose pour la musique : huit jours après sa sortie, un album est déjà éclipsé par cinq autres projets et une vingtaine de clips -il n’est plus dans l’actu fraîche, celle du jour, il est donc trop tard pour en parler.




L’autre responsable de la démocratisation de ces avis trop vite tranchés a le nom du coupable idéal : le concept de la première écoute. On peut débattre de l’intérêt ou non de regarder un mec assis sur son canapé pendant trente minutes en bougeant instinctivement la tête et en enchaînant les réactions surjouées, mais la question n’est pas là, et si l’idée d’être spectateur du vide semble pertinente pour certains, grand bien leur fasse. Le problème est ailleurs : au-delà des questions déjà abordées plus haut (absence de recul sur les disques, avis très définitif trop vite, incapacité à comprendre l’intention d’une œuvre en une seule écoute), on pousse l’artiste à abandonner toute création trop complexe pour privilégier des titres efficaces très vite. A quoi bon mettre en place des séries de métaphores, de double-sens, de rimes à tiroirs, si l’auditeur lambda préfère se contenter d’un gros banger qui lui fera bouger la tête dès la première écoute (mais qui sera oublié aussi vite qu’il est arrivé) ?

C’est ainsi qu’on en est arrivé, par l’adaptation des artistes aux habitudes d’écoutes du public, au concept d’album-playlist, où la tracklist ne constitue qu’un enchaînement de bangers et de tubes potentiels, sans que le temps ne soit pris de construire des titres plus difficiles d’accès mais immensément plus concrets, et indispensables pour aboutir à un projet artistique avec une identité propre. On peut toujours se poser la question de la place de l’auditeur dans ce schéma, et se demander si encourager la prise de risque fait bien partie de son rôle. Peut-être en demande-t-on trop au public, mais après tout, s’il est aussi exigeant avec ses artistes, ne devrait-il pas l’être aussi avec lui-même ?

(Crédit photo: l’excellente interview de Damso chez nos amis d’Alohanews)